Chili : chronique d’un réveil annoncé

Après plus d'un mois de manifestations au Chili, les députés du gouvernement et de l’opposition sont arrivés à un accord pour écrire une nouvelle constitution. Un plébiscite aura lieu en avril en 2020. Analyse par Angèle Savino.

«Nous n’oublions pas ton nom Daniela, la mime. Nous ne pardonnons pas. Ils ont voulu utiliser ton corps, l’exhiber, preuve de la terreur, argument de la peur. Mais nous transformons la peur en courage, nous convertissons la terreur en furie, en feu. Au milieu des cendres, la vie reverdit, et nous continuons de crier ton nom.» Ce poème anonyme raconte la douleur d’un peuple qui n’oublie pas. Daniela Carrasco, mime, a été vue la dernière fois aux mains de la police, le 20 octobre dernier. Quelques jours plus tard, elle apparaissait morte, accrochée aux grilles d’un parc. Ses mimes ne feront plus rire les enfants. Les images d’Alberta Martinez ne dénonceront plus la répression des carabineros. La photographe a été retrouvée poignardée chez elle, sans son appareil photo ni son ordinateur, trois jours avant la journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre.

Le bilan de la répression est lourd: 300 éborgnés, plus de 25 morts, 3000 blessés, 15 000 détenus. Alexa Pezo, militante de l’organisation féministe 8 de marzo, est très critique du système de santé au Chili. « Notre État subventionne les cliniques privées. D’ailleurs, il y avait tellement de blessés ces derniers jours, que les gens ont été obligés d’organiser des collectes pour aider les médecins dans les hôpitaux. Ils n’avaient même pas de gaze et ni de solution physiologique pour soigner des petites blessures, comme retirer un plomb!»

Après l’immense grève générale du 12 novembre, le président Sebastián Piñera a fini par reculer, laissant le Congrès résoudre la crise politique. 15 députés et sénateurs de onze partis sont parvenus à un accord pour établir les mécanismes qui conduisent à une nouvelle constitution. Le processus commencera avec la convocation à un plébiscite, en avril 2020. Le vote inclut la possibilité d’organiser une Assemblée constituante, qui rédigerait la loi fondamentale sur une page blanche.

Victoire populaire ou accord à huis-clos ?

«Ce ne sont pas 30 pesos, ce sont 30 ans». La phrase a fait mouche.L’étincelle, allumée par les étudiants qui ont refusé l’augmentation des prix du métro, s’est transformée en une véritable insurrection contre le modèle néolibéral, inscrit dans la constitution de 1980. Les économistes, les entreprises privées et la classe politique se félicitent de cet accord historique. «Elle a été écrite entre quatre murs par Pinochet et ses complices, une réforme constitutionnelle a eu lieu en 2005, mais ses fondements restent en vigueur, explique Carlos Parker, ancien ambassadeur du Chili en Afrique du Sud, Roumanie et Uruguay. La droite a été forcée d’accepter cet engagement, il n’y avait pas d’autre alternative. Cette victoire n’aurait jamais eu lieu sans la mobilisation du peuple.»

La majorité des Chiliens n’ont pas confiance en leurs dirigeants. La récente baisse de 50% des salaires des parlementaires et hauts fonctionnaires peut tout de même aider à retrouver cette légitimité perdue. Marcelo Diaz, député du Parti socialiste, plaide pour une solution institutionnelle à la crise: «Ici, il n’y aura pas d’assaut sur le Palais d’hiver. Seule une minorité radicale pense que la solution passe par une révolution qui s'achèvera avec la prise du pouvoir. Ce que les Chiliens veulent, ce sont des changements sociaux profonds, une nouvelle constitution, un pays plus juste. Après l'accord, nous avons vu une augmentation du nombre d'inscriptions sur le registre électoral, pour que les citoyens puissent participer au plébiscite. Cet accord constitutionnel ne suffit pas, nous devons obtenir des réformes sociales immédiates qui améliorent la situation économique de la population», reconnaît le parlementaire.

Sebastián Pinera a été élu avec deux millions de voix, dans un pays de 17 millions d’habitants. 8 millions de personnes pourraient voter, mais quatre millions d’entre elles ne se rendent pas aux urnes. Même si la proposition répond aux demandes des manifestants, elle exclut les dirigeants sociaux. Plus de 200 organisations syndicales, environnementales, de défense des droits humains, des peuples originaires, ont refusé cet accord. «Nous nous sentons trahis. La mobilisation vient de la rue, les gens s'organisent, forment des conseils communautaires. Nous commençons à réfléchir à la constitution que nous voulons. Nous devons réaliser un travail d’éducation populaire, pour apporter des propositions claires au moment du vote, provenant de personnes qui n’avaient jamais participé auparavant.» L’inquiétude d’Alexa Pezo me rappelle l’histoire d’Angel Prado au Venezuela. Ce militant de la commune paysanne d'El Maizal a été élu député à l’Assemblée constituante en juillet 2017. Quelques mois plus tard, lorsqu’il a voulu représenter les communards aux élections municipales, le candidat du Parti socialiste (PSUV), représentant d’une nouvelle forme d’oligarchie locale, a tout fait pour empêcher la candidature d’Angel Prado, puis la direction nationale du parti a invalidé son élection.

Maturation du mouvement étudiant

Les souvenirs de mon semestre d’étude d’histoire à Valparaiso me reviennent. Nous sommes en avril 2002. Les étudiants sont en grève. Ils doivent emprunter pendant des années pour payer leurs études. Mais le mouvement ne dure pas. Les 17 ans de dictature ont endormi plusieurs générations, avec une constitution conçue par les économistes néolibéraux de l’école de Chicago. J’aurais pu croiser Alexa Pezo dans les couloirs de la faculté. Elle était alors étudiante en gestion culturelle et touristique. Aujourd’hui, elle continue de payer ses dettes. Elle a a emprunté 6000 dollars sur 5 ans pour financer ses études. Il aura fallu dix ans pour sortir les jeunes de la léthargie. En 2011, le mouvement étudiant obtient la gratuité de l’éducation. «C’était une victoire en mi teinte, précise Alexa. En réalité, les étudiants ont obtenu un système de bourse pour les plus pauvres qui dure cinq ans, avec une obligation de réussite. Si tu n’obtiens pas ton diplôme dans ce temps précis, tu dois commencer à t’endetter.»

Carlos Parker observe cette maturation du mouvement universitaire avec beaucoup d’espoir. Lorsqu’il était étudiant dans les années 1980, il luttait avec ses camarades pour mettre fin à la dictature, sans savoir comment construire l’ère post-Pinochet. «La conquête de la démocratie était l’objectif de notre génération. Les politiciens se sont ensuite organisés. Nous n’avons jamais réclamé notre place au sein du gouvernement. Ceux qui venaient de l’exil, avec des diplômes de troisième cycle universitaire en Europe et aux États-Unis, ont occupé les postes clés, de sorte que notre génération a été marginalisée. Les jeunes d’aujourd’hui ne feront pas la même erreur. Ils n’ont pas peur de la police, de l'armée, peut-être parce qu'ils n’ont pas vécu notre expérience. Lorsque que nous sortions dans la rue, on pouvait nous faire disparaître. Une grande partie de l'explosion sociale est due au fait que les gens ont perdu la peur.»

«La paix sociale a un prix»

Près de dix ans plus tard, le slogan «si vous ne nous laissez pas rêver, nous ne vous laisserons pas dormir», est devenu : «Le Chili s’est réveillé». La génération qui a vu la dirigeante étudiante Camila Vallejo devenir députée du Parti communiste, veut aller plus loin. Hors de question de sommeiller à nouveau. D’où l’urgence de changer la constitution. La gratuité de l’éducation doit être un droit fondamental, tout comme la santé, et le droit à une retraite digne. A très court terme, l’objectif de l’opposition est de faire approuver une loi de finances avant 2020, pour augmenter le budget prévu par le gouvernement. «Nous sommes en train d’obliger le gouvernement à abandonner sa réforme fiscale visant à donner un milliard de dollars aux plus riches, qui représentent 1% de la population, et à au contraire augmenter leurs impôts, explique Marcelo Diaz. La redevance sur les activités minières reste très basse si l’on compare avec d’autres pays miniers. On pense aussi à des royalties pour l’exploitation forestière, l'industrie de la pêche, les secteurs où les profits sont énormes mais où le pays a très peu de ressources. La paix sociale a un prix. Nous devons être en mesure de mettre en place une structure fiscale beaucoup plus équitable et progressive, qui permettra de réduire cette brèche gigantesque d’inégalités.»

Le problème des inégalités est un phénomène transversal en Amérique latine. Si l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet a tenté de réaliser quelques réformes structurelles, elle a été confrontée au même problème : la constitution de 1980, conçue pour empêcher toute réforme sociale profonde. La nouvelle constitution pourrait mettre en place un système de retraite par répartition solidaire et administré par l’État, comme il en existe dans la majorité des pays de l’OCDE. Le financement des retraites par capitalisation est terriblement injuste. Le montant actuel est en moyenne de 300 dollars par mois, en dessous du salaire minimum, tandis ce que le capital de l’AFP (Administration des fonds de pensions) est de 167 milliards de dollars, deux tiers du PIB chilien.

Lutter pour la gratuité de l’eau

Pendant mon semestre d’étude, je me rends dans le Sud du Chili, dans l’Araucanie, où vivent les Indiens Mapuche. Dans les années 90, les deux sœurs Quintreman luttent contre la construction d’un barrage hydroélectrique espagnol sur leur terre. Malgré leur combat, la centrale Ralco est terminée sous le gouvernement de Ricardo Lagos, forçant le déplacement des peuples originaires. Le prix Petra Kelly reçu en 2000 par Nicolasa Quintreman n’a pas suffi à éviter la déterritorialisation de la communauté. Près de 20 ans plus tard, l’exemple de leur résistance a inspiré les nouvelles générations. «Il existe une persécution contre ceux qui luttent pour la protection de l'environnement, rappelle Alexa. Il y a un  Lonko (chef de plusieurs communautés Mapuche ndlr.) qui a reçu un prix en Allemagne, c’est comme le prix Nobel de l'environnement. Et bien ce Lonko est emprisonné.» Les Mapuche sont persécutés, arrêtés… et assassinés, comme le chef indien Camilo Catrillanca, qui avait participé aux actions de récupération des terres de la Commune d’Ercilla. La commémoration du premier anniversaire de sa mort, le 14 novembre dernier, a pris une dimension symbolique, dans le contexte de l’explosion sociale actuelle. Le Chili n’est pas un État plurinational, alors que les Mapuche représentent 10 % de la population. Lors du dernier recensement, 13 % des Chiliens affirmaient être indigènes. Dans le nord aride du Chili, près de la frontière bolivienne, vivent aussi les Aymaras. Alexa Pezo luttera non seulement pour que l’Assemblée constituante soit paritaire, mais aussi pour que les Indiens soient représentés. Elle devra lutter aussi pour que l’eau soit considérée comme un bien public dans la loi fondamentale. Le Chili est le seul pays au monde où la Constitution stipule que l’eau est une propriété privée. «Je travaille dans la région de Petorca. Tu peux voir de tes propres yeux qu'il y a d’un côté une colline verdoyante pleine d'avocats, et de l’autre une zone aride. Les entreprises privées installent des aqueducs à la source des rivières et les redirigent vers leurs plantations ou leurs mines. L’impact le plus immédiat, c’est que les animaux meurent de soif.»

La Cordillère des Andes se réveille

A la fin de mon semestre d’étude, je prends la route vers le nord. Je visite la plus grande mine de cuivre au monde, Chuquicamata. Celle qui alimenta la conscience politique du Che Guevara, lors de sa traversée de l’Amérique latine à moto. Choqué par l’exploitation des travailleurs, le révolutionnaire argentin se rebella contre les patrons de la mine, comme le raconte le film «Carnet de voyage» de Walter Salles. «51% du cuivre appartient à l’État, mais le lithium n'est pas chilien, ni l'argent, souligne Alexa Pezo. Un seul impôt est perçu pour le cuivre. Pour le reste des minéraux, les entreprises ne paient que leur coût d’extraction. C'est un véritable pillage! Tout le monde veut investir au Chili, car tout est extrait gratuitement, il n'y a aucune exigence de responsabilité sociale des entreprises. Si les ressources nous appartenaient, nous aurions l’argent nécessaire pour financer le système de santé et d’éducation.»

Salvador Allende nationalisa le cuivre avant d’être renversé par Pinochet, le 11 septembre 1973. Aujourd’hui, c’est l’or blanc qui intéresse Washington. Je découvre le Salar d’Uyuni en Bolivie en août 2002, quelques mois après le coup d’État manqué contre Hugo Chavez. Sous cet immense désert de sel, gisent les premières réserves de lithium au monde. L’avenir de la Bolivie est incertain, après le coup d’Etat contre Evo Morales. Le drapeau Whiphala, l’emblème des peuples indigènes brûlé par les fanatiques blancs de Santa Cruz, est devenu un symbole de résistance du continent. Les veines de l’Amérique latine sont toujours ouvertes, mais un volcan est entré en éruption. Et il n’est pas prêt de s’éteindre. La cordillère des Andes se réveille. Comme raconte le réalisateur Patricio Guzman, dans son dernier film «La Cordillère des Songes » : «Si les pierres pouvaient parler, elles parleraient avec le sang des morts. Les jeunes cinéastes d’aujourd’hui racontent la mémoire de demain.»

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