De ce que les polémiques concernant les réponses présidentielle et gouvernementale à l'immigration se multiplient, certains n'hésitent pas à imaginer que nous serions déjà dans la précampagne des élections présidentielles de 2022, où l’on nous annonce comme quasi-inévitable un nouvel affrontement au second tour entre Marine Le Pen et l'actuel locataire de l'Élysée. Outre que les prévisions à si long terme doivent toujours être prises avec infiniment de précautions, ce serait oublier, d’abord, que le président doit faire face à une visibilité accrue de l’immigration, avec des interactions entre des questions différentes, et qu’il peut aussi faire des choix politiques résultant d’échéances électorales plus proches.
Le premier point de cette visibilité accrue de l’immigration relève en effet de l’impact des obligations vestimentaires que s’imposent certains fidèles de la religion musulmane, et qui, quoi qu’en aient des commentateurs qui n’hésitent pas à convoquer pour cela l’image des vestales de la Grèce antique ou celle des nonnes de nos couvents, ne relèvent pas des pratiques usuelles dans notre aire culturelle – et moins encore de nos jours. On sait que depuis quelques années la France tente de réglementer ces pratiques, se lançant dans un jeu du chat et de la souris dans lequel l’État est nécessairement perdant lorsque les provocations de ceux qui entendent braver les normes reçoivent un large soutien médiatique et politique.
Au nom de la lutte contre l’islamophobie, ce mot que tentent d’imposer les courants islamistes les plus directement politiques, qu’il s’agisse de ceux qui sont proches des Frères musulmans ou de ceux soutenus par des États wahhabites, il s’agit, d’une part, d’imposer une législation sur le blasphème et, d’autre part, de pouvoir en finir avec des mesures restrictives. Mais à raison de l’importance de la population musulmane présente sur le territoire français, cette revendication rend plus visible, en même temps que plus conflictuelle, la question de l’immigration. D’une part, parce que cette dernière n’est clairement plus pensée en termes d’intégration des migrants à une communauté culturelle leur préexistant, mais bien comme devant faire coexister sur le même territoire des groupes communautaires différents ; d’autre part parce qu’il ne s’agit pas ici de quelques dizaines de bouddhistes en robes safran, vus alors avec amusement, mais de groupes devenus territorialement majoritaires dans certaines zones.
Cet aspect de contrôle territorial lié à une immigration rendue plus visible par l’appartenance religieuse l’est tout autant si l’on évoque la violence qui sévit dans ce que l’on nomme par euphémisation les «quartiers difficiles». Cette dernière aboutit on le sait à l'interdiction d'action des services publics de l'État – services de sécurité, bien sûr, mais aussi pompiers, ambulances ou médecins –, dans des zones passées sous le contrôle effectif de groupes de délinquants dans lesquels la proportion de personnes issues de l'immigration semble plus élevé que la moyenne nationale – même si l'interdiction de statistiques ethniques peut laisser planer un doute.
Le président vise seulement à rendre la situation tolérable, non pas pour les Français en général, mais pour un électorat LREM qui n’est plus celui de 2017
Or, ces deux visibilités d’une immigration alors vécue comme conflictuelle, en ce qu’elle crée un sentiment d’insécurité culturelle ou physique – ce qui, rappelons-le ici, ne résume pas toute l’immigration, et loin de là – ont connu un regain ces dernières semaines sous l’effet de divers éléments.
Pour les affaires de «voile» d’abord, il est intéressant de constater qu'après chaque attentat important commis sur notre sol – et le dernier en date, l'assassinat de fonctionnaires de police, ne déroge pas à la règle –, le discours médiatique passe par une série de points de passage obligés. On pose ainsi, d’abord, la question de la santé mentale de l'auteur de l'attentat, avant d’évoquer ensuite, s’il est sain d’esprit, la difficulté du rattachement de son acte à une religion particulière, rappelant, dans un troisième temps, quand le dit rattachement est par trop manifeste, qu’un islam apaisé est aussi vécu par des millions de personnes, avant d’évoquer enfin une dérive personnelle liée à la pression (sociale, culturelle…) supportée par les musulmans dans un pays présenté comme intrinsèquement raciste. Par ailleurs, dans les jours ou semaines qui suivent de tels attentats, la presse ne se fera pas faute de signaler des comportements qualifiés d’antimusulmans, dont, nous y arrivons, le énième rebondissement de la polémique touchant le port du voile dit islamique dans les lieux publics.
Quant à la réactivation récente des mouvements de violence urbaine dans certains quartiers, elle résulte elle de deux éléments. Le premier est que ces zones dites « de non-droit » ont bénéficié, grâce à la crise des Gilets jaunes, qui a consommé l'ensemble ou presque des forces de sécurité, d'une extraterritorialité de fait plus grande encore qu’à l’habitude, et que les caïds locaux ne souhaitent pas, alors que les dites forces de sécurité peuvent à nouveau être redéployées, qu’il y ait contestation de leurs avantages acquis. Le second est que, dans le cadre des élections municipales de 2020, ils engagent ainsi une politique de pression pour obtenir de bénéficier, après les élections, d’aides dites «sociales» mais en fait très clairement communautarisées.
Face à cette présence de l’immigration rendue ainsi plus visible, créant on l’a dit à la fois un sentiment d’insécurité physique – et encore n’évoque-t-on ici que les « quartiers difficiles », et non les très nombreuses attaques au couteau dont les médias ne mentionnent jamais le nom de l'auteur –, mais aussi d’insécurité culturelle, ni les excuses d’un discours médiatique jamais en retard d’une bourdieuserie, ni les aimables euphémisations du discours officiel, comme la « petite bande d’imbéciles » d’Édouard Philippe, ne semblent convaincre les Français. Si l'on prend le dernier sondage réalisé pour le Figaro, les presque trois-quarts (73 %) de nos concitoyens ont en effet une mauvaise opinion de la politique menée par le gouvernement en matière d'immigration, et pour les trois dimensions de cette politique que seraient l'instauration de limites en matière d'immigration économique, de regroupement familial et d’aide médicale, ils y sont favorables aux 2/3. Ce qui conduit à mieux comprendre le pourquoi de la politique d’Emmanuel Macron en matière d’immigration, qui résulte sans doute d’analyses économiques ou philosophiques, mais aussi de stratégies politiques.
Sur ce plan politique justement, le président sait qu’il n’a aucun moyen de contrer les trois facteurs de visibilité majeure de l’immigration conflictuelle. Il ne peut, au mieux, comme ses prédécesseurs, que limiter le risque terroriste, aucun État n’étant à même d’offrir en ce domaine une protection absolue. Il ne peut pas véritablement limiter non plus les revendications tous azimuts (voile, piscine, cantines scolaires…) des islamistes politiques, parce que ces derniers disposent de leur propre agenda, et comptent bien utiliser toutes les faiblesses de nos sociétés pour imposer ces fameux «accommodements raisonnables» qui sont autant de défaites identitaires pour les pays qui s’y résolvent. Il est enfin douteux qu’il ait les moyens de réduire les sécessions territoriales par une action de force engagée en vue de la réintégration des zones de «non droit» dans la loi républicaine.
Devant cette incapacité, le président vise seulement à rendre la situation tolérable, non pas pour les Français en général, mais pour un électorat LREM qui n’est plus celui de 2017. Depuis son élection en effet, une partie de l’électorat de gauche qui avait soutenu Emmanuel Macron, déçu par sa politique économique jugée comme favorisant les «très riches», l’a quitté. Elle s’est reportée, lors des dernières élections européennes par exemple, sur EELV – qui, et c’est intéressant à noter, est le parti dont les proches sont le plus opposés aux restrictions à l’immigration si l’on en croit le sondage cité. Par contre, est venu au secours de LREM, lors de ces mêmes européennes de 2019, tout un électorat de centre-droit, sinon de droite, proche historiquement de LR, mais séduit, en sus de la politique économique et du discours sur les «premiers de cordée», par la manière dont l’Élysée avait maté la révolte, par trop bruyante à ses yeux, des Gilets jaunes. Un électorat qui veut avant tout limiter le seul impact économique de l’immigration, car pour le reste il n’y est pas directement confronté, sinon de manière très limitée.
Au vu des inquiétudes prioritaires des Français, une part des élections présidentielles de 2022 se jouera sans doute sur les questions conjointes de l’insécurité et de l’immigration. En durcissant comme il le fait la politique concernant cette dernière – même à dose homéopathique –, Emmanuel Macron prend donc date, et doit effectivement le faire maintenant. Il s’agit de confirmer à son nouvel électorat de 2019 qu’il l’a entendu, comme aussi de faciliter les alliances possibles pour les municipales de 2020. Le but est de réunir, au-delà des seuls «progressistes» les gens «raisonnables» contre les «populistes», qu’il s’agisse des «partageux» de gauche ou des «nationalistes» de droite, et d’éviter que ne se forme, autour du rejet de l’immigration, une alliance sur sa droite quand, parallèlement, une certaine gauche pourrait s’abstenir de soutenir son camp. Avec cette «rationalisation» de l’immigration économique, qui séduit d’ailleurs d’ores et déjà le Medef de Roux de Bézieux, Emmanuel Macron parle donc simplement au portefeuille pour élargir et stabiliser son alliance à droite. On peut tout reprocher à l’ancien banquier d’affaires, sauf de méconnaître certaines réalités.