Gagnant-gagnant ou perdant-perdant ? L’enjeu de la crise en Italie

La crise politique devrait bénéficier à Matteo Salvini dans tous les cas de figure, mais ce dernier aura-t-il la volonté d’affronter vraiment Bruxelles le moment venu ?, s’interroge Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures.

La crise politique en Italie était certaine. Seule, la date était inconnue. En annonçant, le 8 août, que son parti ne pouvait plus gouverner dans le cadre de la coalition formée il y a quatorze mois avec le Mouvement 5 étoiles (M5S), Matteo Salvini, le chef de la Ligue et omniprésent ministre de l’Intérieur sortant, a mis fin à ce suspense… et en a relancé un autre.

Il a fait valoir qu’un gouvernement ne pouvait raisonnablement durer si l’un des partenaires – en l’occurrence le M5S – bloque les décisions. Et il est vrai que de plus en plus de dossiers étaient l’objet d’affrontements entre les deux forces qui formaient ensemble l’exécutif. Le dernier conflit en date portait sur la réalisation du tunnel ferroviaire sur la ligne Lyon-Turin, un projet d’infrastructure que la Ligue avait fait inscrire dans le programme initial de gouvernement, mais qui se heurtait à l’opposition du M5S. Objectivement, M. Salvini était donc fondé à pointer ces bisbilles toujours plus nombreuses.

Ses anciens alliés de même que ses adversaires, ainsi que la majeure partie de la presse italienne, ont de leur côté accusé ce dernier de vouloir provoquer des élections anticipées dans le seul intérêt de son parti, en l’occurrence pour profiter opportunément de la remarquable popularité de celui-ci. Car en lui accordant 36%, 38%, voire 40% des intentions de vote, les sondages semblent confirmer et même amplifier la spectaculaire progression de la Ligue : lors des européennes de mai dernier, celle-ci avait obtenu plus de 34% des suffrages, soit le double du score réalisé lors des législatives de février 2018.

Cette analyse n’est sans doute pas fausse. Matteo Salvini ne s’en est d’ailleurs pas caché, affirmant qu’un retour aux urnes constituait « la voie royale » de la démocratie, et que le pays avait besoin qu’on lui confie « les pleins pouvoirs », c’est-à-dire une majorité ne dépendant pas de partenaires réticents.

Lors du débat qui s’est tenu le 20 août au Sénat, dans une ambiance particulièrement tendue, le chef du gouvernement, Giuseppe Conte, a annoncé la fin du gouvernement, rendant ainsi caduque la motion de défiance que s’apprêtait à déposer la Ligue. M. Conte s’est montré particulièrement dur à l’égard de celui qui a pris l’initiative de la rupture, lui reprochant en particulier son irresponsabilité et son absence de sens constitutionnel. En outre, selon le président du Conseil, cette situation serait de nature à affaiblir l’Italie au sein de l’Union européenne.

Institutionnellement, la balle est désormais dans le camp du président de la République, qui a entamé ses consultations avec les présidents des chambres et les leaders des principaux partis. Sergio Mattarella, qui avait déjà tenté, au printemps 2018, de faire capoter la formation de la coalition entre la Ligue et le M5S au nom du respect par l’Italie des règles et du cadre européens, est un pro-UE notoire, et ne fait pas mystère de son souhait d’éviter des élections anticipées. C’est la tenue de celles-ci qui est désormais l’enjeu des tractations en cours.

Ou bien le chef de l’Etat constate l’existence d’une majorité alternative à l’attelage actuel qui a failli, ou bien les électeurs devront retourner aux urnes d’ici fin octobre. Cette seconde hypothèse constituerait le succès du plan conçu par Matteo Salvini. Celui-ci peut en effet espérer remporter une large victoire.

Le nouveau cabinet aurait comme tâche prioritaire de préparer le budget 2020. C’est-à-dire d’opérer des coupes majeures dans les budgets publics. En un mot, il faudrait désormais faire le  "sale boulot"

Ou bien les diverses forces politiques réussissent à mettre sur pied une alliance de circonstance – et donc de court terme – évitant des élections immédiates. Mais contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs, ce cas de figure ne serait pas un échec pour la Ligue. Loin de là. Car le nouveau cabinet aurait comme tâche prioritaire de préparer le budget 2020, qui doit être soumis à la Commission européenne à l’automne, et doit être conforme à ses règles. En l’occurrence, celles-ci imposent de trouver au bas mot 23 milliards (compte tenu des négociations antérieures entre Rome et Bruxelles), c’est-à-dire d’opérer des coupes majeures dans les budgets publics, et de renoncer aux baisses d’impôts initialement promises. En un mot, il faudrait désormais faire le « sale boulot ».

Ce nouveau gouvernement devrait également rompre avec la « fermeté » vis-à-vis des arrivées de migrants sur les côtes italiennes, fermeté sur laquelle Matteo Salvini a construit une large part de son aura. Celui-ci, fort de l’art de la communication populaire dans lequel il excelle, pourrait alors apparaître comme le seul opposant, et encaisser ainsi tranquillement les dividendes d’une popularité qui ne pourrait que croître.

Dernier élément qui nourrirait celle-ci, et pas des moindres : il ne manquerait pas de pointer – non sans quelque raison – les sordides combinazione des partis unis par leur seule volonté d’éviter le retour aux urnes (et donc par la seule envie des parlementaires sortants de s’accrocher à leur fauteuil). Un argument particulièrement dévastateur pour le M5S : fondé à l’origine comme un «non-parti» dénonçant les turpitudes et l’entre-soi de la caste politique, cette formation perdrait ce qui lui reste de crédit dans un contexte où elle a déjà dégringolé considérablement entre les élections de mars 2018 et les européennes de mai 2019 (passant de 33% à 17%).

Déjà, les paris sont ouverts : une alliance entre le Parti démocrate (PD, classé « centre gauche ») et le M5S, telle que l’a proposé l’ancien président du Conseil, le très impopulaire Matteo Renzi ? Ce serait stupéfiant au regard des insultes que les deux partis se sont échangées dans les années récentes (« populistes dangereux et irresponsables » d’un côté, « corrompus et pourris » de l’autre). Une coalition élargie à Forza Italia, de Silvio Berlusconi, comme l’a suggéré Romano Prodi, qui fut lui-même chef du gouvernement italien (1996-1998 et 2006-2008) et président de la Commission européenne (1999-2004) ? Une construction encore plus baroque, mais qui aurait l’avantage d’être bruxello-compatible, a précisé M. Prodi ; celui-ci a même baptisé son projet Ursula – le prénom de Mme Von der Leyen, la future chef de l’exécutif européen… On évoque aussi la formation d’un «gouvernement technique», comme ce fut le cas sous pression de Bruxelles entre 2011 et 2013, sous la conduite de l’ex-commissaire européen Mario Monti.

Comparaison n’est pas raison, mais deux analogies sont frappantes avec la situation qui prévaut au Royaume-Uni. D’abord, l’ombre omniprésente de l’UE dans la politique nationale de ces pays. Mais aussi les tentatives désespérées d’une partie de la classe politique pour contourner la volonté populaire : à Rome, un improbable «tout sauf Salvini» dans le seul but d’éviter un verdict électoral ; à Londres, la proposition (vouée à l’échec) de Jeremy Corbyn de rassembler députés travaillistes, rebelles conservateurs, libéraux-démocrates et indépendantistes écossais dans l’unique objectif de faire tomber Boris Johnson et de différer ainsi encore un peu l’échéance du Brexit dont le principe a été acté par les citoyens en juin 2016.

Dans les deux cas, ces calculs sont non seulement vains, mais pourraient bien se retourner contre les manœuvriers en exacerbant encore un peu plus la colère populaire.

Côté Royaume-Uni, la sortie aura lieu. Côté Italie, on suivra évidemment avec attention les développements de ces prochains jours. Dans ce cas cependant, la question majeure reste entière : dès lors que les amis de Matteo Salvini auront conquis le pouvoir, sauront-ils, voudront-ils assumer l’affrontement inévitable avec Bruxelles, le moment venu ? C’est là que se situe en réalité tout l’enjeu.