Dans la vraie vie, tout le monde s’en fiche un peu, mais, dans la bulle européenne, c’est le début des grandes manœuvres. Car en mai prochain, l’Assemblée de Strasbourg sera renouvelée. Et deux facteurs modifient la donne par rapport au scrutin de 2014.
Tout d’abord, Bruxelles craint plus que jamais une «vague populiste», celle-là même qui hante les nuits des eurocrates depuis les élections aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche, en Tchéquie, en Italie, en Suède…
Le M5S et le PiS risquent de se retrouver sans domicile fixe
D’autre part, l’hémicycle ne comptera plus d’eurodéputés britanniques, Brexit oblige. Deux groupes risquent en particulier de pâtir de cette défection. Celui baptisé Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFDD), où se côtoyaient notamment le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, fondé par Nigel Farage) et le Mouvement Cinq étoiles (M5S) italien. Et celui nommé Conservateurs et réformistes européens (CRE) qui rassemblait en particulier les Conservateurs britanniques (Tories) et les ultra-conservateurs du PiS, au pouvoir en Pologne.
Dès lors, le M5S et le PiS risquent de se retrouver sans domicile fixe. Le premier se cherche désespérément de futurs alliés, et rêve (probablement en vain) d’un parti des Gilets jaunes français avec qui il fantasme des accointances. Le second est très courtisé.
C’est dans ce contexte que Matteo Salvini, vice-premier ministre italien et chef charismatique de la Ligue (souvent classée à l’extrême droite) s’est rendu le 9 janvier à Varsovie. Il y a rencontré son homologue, le ministre de l’Intérieur polonais, mais aussi le chef du gouvernement, ainsi que le président du PiS, Jaroslaw Kaczynski, véritable homme fort du pouvoir.
La sécurité, les frontières, la famille traditionnelle, mais aussi le refus de l’interférence de l’UE en matière d’organisation de la justice
Triomphaliste, Salvini (dont le parti est au plus haut dans les sondages) s’est voulu le héros d’un «printemps européen» fondé sur la «renaissance des valeurs européennes». Et vanté l’émergence d’un nouvel axe Italie-Pologne ayant à ses yeux vocation de remplacer l’axe franco-allemand. Il a proposé à ses hôtes un pacte en dix points, parmi lesquels : la sécurité, les frontières, la famille traditionnelle, mais aussi le refus de l’interférence de l’UE en matière d’organisation de la justice. Ce dernier point est sensible aux dirigeants polonais, poursuivis par la Commission pour des réformes accusées de porter atteinte à «l’Etat de droit».
Le Premier ministre polonais a pour sa part salué la politique budgétaire de Rome dont le déficit avait initialement vivement déplu à Bruxelles (avant que le gouvernement italien ne cède finalement sur l’essentiel). Certes, entre les deux parties, quelques divergences de taille subsistent : Rome ne cesse d’exiger que les pays d’Europe centrale prennent leur «part de migrants», ce que ceux-ci refusent ; et Matteo Salvini continue de cultiver une proximité avec Moscou et s’oppose (en paroles seulement) aux sanctions européennes contre la Russie, là où le PiS voit les chars russes partout.
Ces divergences ne suffiront sans doute pas à empêcher la formation d’un groupe qui pourrait créer l’événement à Strasbourg. C’est du moins l’espoir de ses initiateurs, qui rêvent de rassembler près de 150 élus : outre les Italiens et les Polonais, le groupe accueillerait les élus du Rassemblement national (RN, France), du Parti de la liberté néerlandais(PVV), du FPÖ autrichien, des Démocrates de Suède, et quelques autres.
Ces divergences ne suffiront sans doute pas à empêcher la formation d’un groupe qui pourrait créer l’événement à Strasbourg
Une force «anti-européenne», comme ne manqueront sans doute pas de la caractériser les grands médias ? En réalité, non seulement aucun de ces mouvements ne prône la sortie de l’UE ou de l’euro, mais Matteo Salvini a dépeint son projet comme l’alliance de «tous ceux qui veulent sauver l’Europe», stigmatisant même les actuels eurocrates comme «les vrais eurosceptiques». Ce faisant, il réinvente quasiment mot pour mot la rhétorique inaugurée à la fin des années 1990 par les forces qu’on nomme aujourd’hui «gauche radicale» (par exemple la liste «euroconstructive» présentée en 1999 par le Parti communiste français). On connaît la suite.
Ces manœuvres n’ont manifestement pas échappé à Manfred Weber, chef de file du Parti populaire européen (PPE, droite «classique») pour le scrutin européen, lui-même issu de la branche bavaroise (et très conservatrice) de la famille politique de la chancelière allemande. Celui-ci entend jouer sur deux tableaux.
D’une part, il vient d’affirmer que les socialistes et les libéraux constituaient «les alliés naturels du PPE», car les plus enthousiastes quant à l’intégration européenne. De fait, sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates se sont pendant plusieurs décennies partagé les postes de l’europarlement, même si cette «grande coalition» modèle a finalement été répudiée il y a deux ans : les deux partenaires ont fini par prendre conscience que cette entente affichée de forces théoriquement concurrentes finissait par favoriser les «extrêmes».
La famille des partisans d’une «autre Europe» s’élargit sans cesse…
Mais si Weber compte renouer avec ses «partenaires naturels», il a également lancé force compliments à ses collègues sortants du groupe CRE. Surtout, il a ajouté : «Si je regarde le paysage politique européen aujourd’hui, je vois Salvini en Italie, Kaczynski en Pologne, les socialistes roumains et Orban. Nous pourrions évidemment souhaiter autre chose, mais la réalité est là.» Et d’appeler de ses vœux une «vision commune» avec ces derniers.
Le chef de file du PPE appelle donc de ses vœux des convergences au cas par cas avec la formation de Matteo Salvini… mais surtout pas avec celle de Marine Le Pen, précise-t-il. Une discrimination assez injuste, quand on sait que le Rassemblement national (ex-FN) s’est lui aussi rallié aux charmes du plaidoyer en faveur d’une «autre Europe», liquidant les dernières velléités de remettre en cause le principe de l’UE, particulièrement depuis le départ de Florian Philippot.
Quant au ministre polonais de l’Intérieur, il a tenu à rappeler que son gouvernement n’était certainement pas anti-européen, puisqu’il voulait «réformer l’UE de l’intérieur» et donc renforcer cette dernière. Symétriquement, Weber a martelé que le PPE était certes – qui en douterait ? – pro-européen, mais qu’il convenait de «changer la direction» de l’Union.
Décidément, la famille des partisans d’une «autre Europe» s’élargit sans cesse… En revanche, il n’y a guère de forces politiques issues de l’europarlement sortant qui prônent la voie britannique.
L’interprétation du choix des électeurs sera que l’idée européenne est massivement rejetée
Paradoxalement cependant, la diabolisation de mouvements dits populistes, même s’ils sont en réalité très peu rebelles, pourrait aboutir à ébranler encore un peu plus l’UE si leur «déferlement» tant redouté par les eurocrates se produit effectivement. L’interprétation du choix des électeurs sera que l’idée européenne est massivement rejetée, même si ce n’est en rien l’intention portée par Salvini ou Le Pen.
Ce serait en quelque sorte une nouvelle ruse de l’Histoire. En attendant, les électeurs sont pour l’heure plutôt tentés de boycotter les urnes. Ce qui est après tout le plus légitime, s’agissant d’un «Parlement» sans peuple.