Depuis 2011, la Libye a sombré dans la misère. Le niveau de vie de la classe moyenne a baissé drastiquement, les systèmes d’enseignement et santé sont durablement atteints, le pays est profondément divisé, l’insécurité y est permanente, son destin n’est plus entre ses mains et sa souveraineté est désormais limitée. Les richesses du pays sont dilapidées, les milices armées y font régner leur pouvoir et la corruption atteint un niveau condamné par l’ONU. La menace terroriste de Daech est quotidienne et les opérations de l’Africom ne semblent pas atteindre leurs cibles et visent des civils.
La Mission des Nations unies en Libye (Unsmil) s’est transformée imperceptiblement en tutelle sur la Libye, sans bases juridiques claires. Les deux tentatives électorales de 2012 et 2014 ont accru les dissensions, aggravé les fractures et contribué à un désenchantement à l’égard de la démocratie. Chaque jour qui passe montre l’aggravation de la crise et le désarroi du plus grand nombre.
Plusieurs facteurs, en lien les uns avec les autres, peuvent expliquer l’impasse actuelle et l’état d’un pays en voie de décomposition : l’échec de la communauté internationale, les divisions internes propres à une société tiraillée entre de multiples forces centrifuges et l’impuissance de l’ONU.
Les contradictions de la communauté internationale
Les causes de l’échec sont multiples. C’est d’abord l’incapacité des pays occidentaux à se mettre d’accord sur les raisons de la crise et les moyens d’en sortir. Trop d’intérêts contradictoires se neutralisent, conduisant à la paralysie actuelle.
Les différentes conférences internationales ont exacerbé la compétition entre puissances et aggravé la confusion
Les intérêts de la France et sa vision de la crise libyenne sont différents de ceux de l’Italie qui ne voit l’urgence libyenne qu’à travers la lutte contre l’immigration illégale et le soutien financier au gouvernement Sarraj et Misrata. Pour la Russie, l’important est de soutenir le pouvoir à Benghazi, celui du maréchal Haftar, qui lui garantit une présence militaire dans la région. Quant aux États-Unis, relativement en retrait, l’essentiel est la lutte contre Daech, la stabilisation et la sécurisation de la Libye. Les différentes conférences internationales, comme celle de Paris de mai 2018 et de Palerme de novembre 2018, n’ont pas permis véritablement de sortir de l’impasse. Elles ont, au contraire, exacerbé la compétition entre puissances et aggravé la confusion.
Les pays du Moyen-Orient, eux aussi, exercent des influences contradictoires en fonction de leurs intérêts. Pour l’Égypte, la première urgence est de reconstruire l’armée libyenne sous la direction du Maréchal Haftar. Ce qui importe pour le président al-Sissi, c’est de sécuriser ses frontières avec Libye et combattre l’islamisme radical et Daech.
La proximité du maréchal Haftar avec le président Sissi est un fait avéré. Les rapports entre les deux hommes et leur rapprochement remontent à 2014. Il est basé sur une alliance tactique et stratégique dont les deux éléments essentiels sont la lutte contre l’islamisme et la construction d’un État fort en Libye, allié de l’Égypte.
Les efforts déployés par ce pays pour reconstruire une armée libyenne s’inscrivent dans cette perspective. La position du Qatar et le soutien apporté aux milices islamistes sont dictés par la volonté des Qataris d’exercer une influence économique et politique. Il en va de même de la Turquie, dont les positions convergent avec celles du Qatar.
Les conflits inter-libyens, obstacles à la sortie de crise
L’impasse actuelle s’explique aussi par les conflits historiques entre l’est et l’ouest de la Libye. La transition a formellement débuté avec la déclaration de la «libération de la Libye» du 23 octobre 2011, trois jours après la mort de Kadhafi. Mais très rapidement, de graves problèmes politiques sont apparus, paralysant le fonctionnement de la première assemblée élue en juillet 2012, puis conduisant à la situation de double pouvoir que la Libye connaît depuis 2014.
On doit d’abord mentionner l’opposition idéologique entre islamistes et libéraux républicains, celle qui sépare les tenants d’un État islamique en Libye de ceux qui militent pour la reconstruction d’un État-nation libéral-républicain. Autre sujet de division : l’opposition entre les tenants d’un internationalisme islamiste et des nationalistes modérés et pragmatiques.
Les revendications identitaires berbères compliquent la donne
Il faut également souligner la réémergence du conflit historique entre l’est et l’ouest, autrement dit entre Benghazi et Tripoli. Les habitants de l’est de la Libye, considérant que plus de 80% des ressources énergétiques sont situées sur leur territoire (le croissant pétrolier), affirment avoir droit à une large part des ressources énergétiques (estimées à 49 milliards de barils). De leur côté, les Tripolitains, arguant du fait que la majeure partie de la population se trouve sur cette partie du territoire, revendiquent la direction du pays, notamment en ce qui concerne la répartition des richesses.
Ce conflit fondamental bloque la transition. À cela, il faut ajouter le conflit sur la structure de l’État opposant les Tripolitains (y compris les Misratis), qui défendent un État unitaire et centralisé, aux Cyrénaïcains qui œuvrent pour une fédération, perçue comme le garant de leurs intérêts. À cela, enfin, il faut ajouter les revendications identitaires berbères qui compliquent la donne.
L’ONU impuissante
Depuis 2011, l’action des Nations unies en Libye est marquée par une grande incohérence, beaucoup d’ambivalence et d’erreurs. En sept ans, six représentants se sont succédé sans aucune ligne de conduite claire, cohérente et continue.
L’actuel représentant Ghassan Salamé ne fait pas exception. Le Plan Salamé de septembre 2017, soutenu par le Conseil de sécurité des Nations unies, est confus, à la fois sur les priorités et les objectifs à atteindre – une confusion entretenue par les déclarations imprécises ou contradictoires du chef de la mission de l’ONU en Libye (Unsmil). Les modifications apportées à ce plan en novembre 2018 ne changent rien à l’affaire.
L’organisation de ce congrès n’est-elle pas, pour l’ONU, une manière de se débarrasser d’un problème ?
Ainsi le référendum constitutionnel et les élections prévues initialement en décembre 2018, n’auront finalement pas lieu, les conditions requises n’étant pas remplies. En lieu et place, Salamé et l’ONU proposent d’organiser, en janvier 2019, un Congrès national, suivi en mars par des élections. Ce congrès, conçu par l’ONG Centre pour le dialogue humanitaire (CDH) (auquel Salamé avait été associé avant de diriger l’Unsmil) risque de susciter des faux espoirs et créer de nouveaux problèmes, avec le risque d’aggraver le conflit entre l’ouest et l’est de la Libye, entre Tripoli et Benghazi, voire avec le Sud.
À l’instar des autres initiatives onusiennes, qui ont à chaque fois aggravé l’état des choses, il est à craindre que le Congrès en question ne soit qu’une fausse bonne idée, comme le fut l’Accord de Skhirat en 2015. Qui participera à ce Congrès et à quel titre ; comment seront cooptés ceux qui y siégeront ; quel en sera l’ordre du jour, quels seront les principes qui l’encadreront et quel sera le mandat de ceux qui participeront à ce Congrès ?
Sera-t-il «inclusif», y compris en acceptant la présence des kadhafistes, et ne fera-t-il pas double emploi avec le seul parlement actuellement légitime, la Chambre des représentants installée à Tobrouk depuis les élections de 2014 ? Autant de questions sans réponse, indiquant que s’il devait être organisé ce Congrès créerait de nouveaux problèmes et aggraverait les dissensions.
N’est-il pas plus rationnel d’aplanir au préalable les différends entre les parties libyennes avant de les réunir pour une réconciliation ? N’est-il pas plus logique de mener à bien le processus constitutionnel avant toute perspective électorale ? L’organisation de ce Congrès, considéré par Ghassan Salamé et un diplomate français (lui-même proche du CDH) comme la solution aux problèmes, n’est-elle pas, pour l’ONU, une manière de se débarrasser d’un problème et un moyen de valoriser les activités de l’ONG en question ?
Un aggiornamento indispensable
Le peuple libyen traverse une crise économique, politique et morale à laquelle il ne voit guère d’issue. Les divisions de la communauté internationale et l’impuissance de l’ONU nécessitent un aggiornamento. Les désaccords entre les grandes puissances et les pays influents, on l’a vu, sont paralysants. L’emprise croissante de l’Unsmil et de Salamé sur le processus de décision en Libye, sans base juridique claire, est très mal perçue et donne le sentiment d’une mise sous tutelle de la Libye, sans produire de résultat.
Dans ces conditions, une nouvelle période de transition s’impose avec un exécutif provisoire soutenu par une assemblée consultative constituée des tribus et des représentants des partis politiques et de la société civile. Il est impératif de reconstruire l’État, de désarmer les milices, de finaliser le processus constitutionnel, de définir le régime politique et subséquemment la loi électorale, de relancer l’activité économique et de renoncer aux réformes libérales injustes, impopulaires et inadéquates. Il est impératif de repréciser et redéfinir la mission de l’ONU en Libye.
Toute autre solution qui consisterait à faire voter les Libyens à la va-vite ou qui consisterait à organiser un Congrès dont on attendrait une solution miracle serait contre-productive, aggraverait la crise et hypothéquerait pour longtemps toute réelle transition démocratique. L’ONU et la communauté internationale ayant joué un rôle déterminant dans la fin du régime de Kadhafi, elles ont le devoir de prendre la vraie mesure de la profondeur de la crise et d’y apporter des réponses appropriées.
Trop de temps a été perdu dans des tergiversations et des pseudo-solutions qui n’ont fait qu’approfondir les divisions et les déchirures. Il faut de toute urgence repartir sur de nouvelles bases.