La rencontre qui a eu lieu les 7 et le 8 septembre à Vienne, en Autriche, entre le ministre de l’Economie italien, Giovanni Tria, et ses homologues de l’ECOFIN (le Conseil des ministres des finances de l’Union européenne) et de l’EUROGROUP (les ministres de la zone Euro) marque la première phase dans un conflit qui va sans doute durer tout l’automne et tout l’hiver. Cette phase a été celle de l’observation réciproque des adversaires.
Les déclarations de Matteo Salvini
Le ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, avait déclaré quelques jours auparavant qu’il soutenait une proposition afin de «limiter le déficit» autour de 2%. Cette déclaration était importante, car elle émanait d’un dirigeant qui avait fait campagne sur une rupture franche avec les règles de l’Union européenne. De plus, les sondages réalisés en Italie montrent que Matteo Salvini jouit d’une incontestable popularité (entre 60% et 75% d’opinions favorables) et son parti, la Lega semble avoir le vent en poupe. Il a obtenu 17% des suffrages aux dernières élections, mais il est crédité de près de 32% actuellement dans les sondages.
Cette déclaration est plus que déterminée par le cadre d’un jeu délicat mené de part et d’autres au sein de l’élite politique italienne
Cette déclaration a naturellement suscité de nombreux commentaires. En effet, certains se sont réjouis et d’autres se sont inquiétés du fait que Matteo Salvini ait fait des déclarations rassurantes sur un éventuel déficit pour 2019, avant la rencontre prévue de longue date entre Giovanni Tria et les membres de l’ECOFIN et de l’EUROGROUPE. Cela pourrait sembler accommodant pour les autres dirigeants Européens et les dirigeants de l’Union européenne.
Ce n'est pas le cas en réalité. Tout d'abord, il convient de noter que ces déclarations pourraient bien n’être que le début d'une négociation sur les chiffres que l'Italie mettra dans le document de planification budgétaire qui sera publié avant le 27 septembre. Qui plus est, cette déclaration est plus que déterminée par le cadre d’un jeu délicat mené de part et d’autres au sein de l’élite politique italienne. C’est pourquoi elle mérite que l’on y regarde de plus près.
Les enjeux du déficit
L'Italie risque très sérieusement d'entrer dans la procédure de déficit excessif (PDE) de l'UE au printemps 2019 en raison de ses performances en 2018, à savoir les résultats de la politique du gouvernement précédent. Le déficit promis (et déjà actualisé dans le cadre d’un ajustement structurel) s’élevait à 0,3% du PIB en 2018. Mais, l’Italie devrait arriver à 0,0% ou même à -0,1% en fin 2018 si elle veut respecter les règles de l’UE au niveau du rapport entre la dette publique et le PIB.
Pour s’attendre à une interprétation souple des règles par la Commission européenne, l’Italie doit naturellement montrer sa bonne volonté dans le respect de ces-dites règles et fournir au moins l’ajustement MINIMUM requis, soit 0,1%. Sans entrer dans les détails techniques, ce MINIMUM que l’Italie doit fournir si elle veut éviter un rejet catégorique du budget par la Commission et les partenaires de l’UE (et donc pour éviter la PDE) est un ajustement structurel de 0,1% entre 2018 et 2019. Cet ajustement prend comme base le budget avant que soient intégrés les paiements pour la dette. Cet ajustement, selon certaines estimations, signifie des chiffres réels de 1,6% à 1,7% de déficit nominal en 2019, en incluant la charge des intérêts. La Commission et les autres pays ne sont certainement pas prêts à déplacer d’un point la cible imposée au pays. Si l'Italie ne s'y engage pas, la Commission rejettera donc le budget d'ici la fin du mois de novembre et mettra l'Italie en PDE avant la fin du mois de décembre.
Graphique 1
Sources : base de données du FMI
La question du financement
Il faut aussi considérer que ce respect de la cible initiale constitue le minimum nécessaire pour une réaction positive des marchés financiers, c'est-à-dire une position neutre vis-à-vis de l'Italie.
Il est en effet très improbable que l’opinion selon laquelle quelque chose se situant entre 2,0% et 3,0% puisse apparaître comme meilleure pour les marchés. Ces derniers attendent naturellement de l’Italie des garanties sur le rythme de développement de sa dette qui, aujourd’hui, dépasse en valeur absolue celle de la France. Il est donc très peu probable que l’annonce d’un dépassement significatif des objectifs fixés puise déclencher une réponse positive des investisseurs. Bien sûr, une grande partie de la dette est achetée par des investisseurs italiens. Mais, ces derniers pourraient s’abstenir de tout nouveaux achats.
Cela provoquera immédiatement une crise majeurs avec la Banque centrale européenne et avec l’Union européenne
Or, l’Italie aura besoin de placer près de 400 milliards d’euros d’emprunts, que ce soit pour renouveler la partie de sa dette qui arrive à échéance ou pour financer un nouveau déficit. Si les investisseurs italiens s’abstiennent, et d’ores et déjà le taux d’épargne global en Italie a fortement chuté, et si les investisseurs étrangers s’écartent de l’Italie, le gouvernement italien sera soumis à un choix cornélien : renoncer à ses réformes (des mesures de réduction de la fiscalité et une augmentation des pensions de retraites) ou alors il devra tordre le bras à la Banque d’Italie, la contraindre à acheter une partie de cette dette, mais cela provoquera immédiatement une crise majeure avec la Banque centrale européenne (BCE) et avec l’Union européenne.
Graphique 2
Sources : base de données du FMI
D’où, l’importance d’un respect, au moins formel, des règles européennes dans le cadre d’une négociation à la fois politique et financière. Il est clair que les opérateurs regarderont la capacité du gouvernement italien à atteindre, ou à respecter, sa cible comme un critère quant à leur positionnement par rapport à ce gouvernement. Quel est le but ultime du gouvernement italien? Il n’est pas clair, à l’heure actuelle.
Valse viennoise pour Giovanni Tria ?
La proposition de Matteo Salvini concernant un objectif de déficit nominal de 2,0% à 2,2% pourrait donc être considérée comme un seuil pour ce qui serait, du moins selon lui, politiquement acceptable sur le plan national. Mais cela pourrait aussi être juste un point de départ pour une négociation de grande ampleur. Cela reste à voir et jusqu'à présent, nous n'avons aucune preuve ni aucune indication allant dans un sens ou dans un autre qu'une décision ait déjà été prise.
De fait, lors des réunions auxquelles il a participé le vendredi 7 et le samedi 8 septembre, le ministre des Finances italien, Giovanni Tria, a soigneusement évité de prendre une position ferme sur ce sujet. Il s’est contenté de déclarations apaisantes et il a indiqué que la réduction du ratio de la dette par rapport au PIB était sa priorité. Sauf que, cette réduction peut être le fait d’une forte croissance, d’une inflation importante (comme en France dans les années 1950) ou encore d’une reprise de cette dette par la Banque d’Italie. Bref, les déclarations de Tria ont été suffisamment vagues pour permettre toutes les interprétations.
Ici encore, les deux parties ont visiblement évité de parler de ce qui pourrait fâcher. Toutes ont intérêt à retarder le moment où elles sortiront de l’ambiguïté
Ses interlocuteurs de l’UE ont, eux aussi, joué le jeu de l’apaisement. Le commissaire européen, Pierre Moscovici, a déclaré vouloir croire que les engagements pris par Giovanni Tria étaient réalistes. Giovanni Tria a rencontré, en marge de ses réunions avec l’ECOFIN le vice-président de la Commission européenne, Valdis Dombrovskis. Ici encore, les deux parties ont visiblement évité de parler de ce qui pourrait fâcher. Toutes ont intérêt à retarder le moment où elles sortiront de l’ambiguïté.
La négociation qui s’engage
Pourtant, il faut comprendre que nous sommes d’ores et déjà entrés dans une négociation serrée. Le gouvernement italien ne peut pas, sous peine de perdre sa crédibilité, renoncer à ses réformes. Il est alors possible que ce gouvernement décide, à un moment donné, de faire échouer les négociations en en rejetant la faute sur les instances européennes. Car l’UE ne pourra indéfiniment maintenir sa position ambiguë. Dans ce cas, le gouvernement italien procèderait à une expansion budgétaire bien plus importante que celle qui est actuellement prévue.
On peut ainsi lire les déclarations de Matteo Salvini comme un moyen de dire aux commissaires européens : «Nous faisons un effort», alors qu’il sait parfaitement que l’effort réellement demandé par la Commission européenne est beaucoup plus important, mais justement pour pouvoir faire porter la responsabilité de l’échec des négociations à la Commission. Ensuite, en effet, il pourrait dire, que ce soit en interne ou en externe, que la décision de rompre avec le cadre et avec les règles de l’UE revient à la Commission et que c’est elle qui en porte la responsabilité.
La déclaration de Matteo Salvini doit donc être lue comme le début d’une partie de poker avec la Commission européenne
Si tel est le cas, cela n'aurait guère de sens d'aller à un déficit de 2,2%. On peut penser que le gouvernement italien irait au moins jusqu’à 2,9%-3,0%. Il n’y a en réalité aucune raison de ne pas dépasser les 3,0% (chiffre qui serait de toute manière non conforme aux règles de l’UE), mais 3,0% est probablement le seul chiffre que les gens comprennent et le seul seuil psychologique que le dirigeant du Mouvement 5 étoiles Luigi Di Maio, ainsi que Matteo Salvini, reconnaissent en tous cas.
La déclaration de Matteo Salvini doit donc être lue comme le début d’une partie de poker avec la Commission européenne. Ce qui n'est pas encore connu, c'est le but réel de ce jeu. S'agit-il d'atteindre des objectifs non conformes aux règles de l'UE, mais qui pourraient être présentés à la fois par le gouvernement italien et par l'UE comme une sorte de «non-conformité» acceptable ou pour préparer l'opinion italienne à un combat majeur ? Dans ce cas la position du gouvernement serait de «défendre l’intérêt italien» et cela préparerait une rupture majeure avec les règles de l’UE.
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