Défense : L’Union Européenne face à ses contradictions

Le sommet de l'OTAN qui a eu lieu cette semaine a donné à voir des divisions, derrière l'unité de façade. Philippe Migault analyse les dessous de la Défense européenne et la position de Donald Trump par rapport au Vieux continent.

«La discorde chez l’ennemi». Si Donald Trump avait voulu paraphraser de Gaulle en semant la zizanie parmi les Etats de l’Union européenne (UE) à l’occasion du 26e sommet de l'OTAN, il n’aurait pu mieux s’y prendre.

En s’en prenant vertement à l’Allemagne, accusée d’être à la solde de Moscou, en pointant du doigt les Etats qui, toujours désireux de la protection américaine, refusent de consacrer plus de moyens financiers à leur propre défense, il a dressé les uns contre les autres les «Européens». Britanniques, Polonais, Baltes, totalement alignés sur la ligne dure du Pentagone et du Département d’Etat vis-à-vis de la Russie, d’une part. Français, Italiens, Allemands et de nombreux autres Etats, soucieux de ménager la chèvre et le chou, de l’autre. Le camp des durs et des angoissés contre ceux des pragmatiques et des pacifistes.

Evidemment le terme d’ennemi est, à cette aune, exagéré lorsqu’il s’agit de décrire la vision qu’a Trump des «Européens». L’Amérique tient pour ennemis ceux qui refusent son leadership. Ceux qui poursuivent, comme elle, un projet de puissance. Soit l’inverse exact des «Européens». Ceux-ci se rêvent en grand marché, en référent commercial et juridique, en modèle de civilisation mondialisée, multiculturelle, multiraciale, multigender, libérale-libertaire en résumé. Rejetant avec horreur les notions de souverainisme et de nation, a fortiori de nationalisme, ils abhorrent la violence, aspirent à la sujétion vis-à-vis de l’Amérique, «ont toujours attendu de Washington un leadership, même quand il n’était pas au rendez-vous ou qu’il était mal avisé…», suivant les termes d’un tenant de «l’ordre mondial» américain. Ce ne sont pas des ennemis pour Trump.

Mais ce ne sont plus des partenaires, fût-ce de seconde zone. Ce sont à ses yeux des adversaires, remerciant les Etats-Unis de leur protection en leur taillant des croupières sur les marchés, des ingrats, qu’il convient de dresser. D’où la volée de bois vert infligée à Merkel, la menace – invraisemblable mais efficace – d’une rupture entre «Européens» et Américains, la division brillamment orchestrée, la réunion d’urgence convoquée aujourd’hui sur le contentieux des dépenses militaires.

Rejetant avec horreur les notions de souverainisme et de nation, a fortiori de nationalisme, les «Européens» abhorrent la violence, aspirent à la sujétion vis-à-vis de l’Amérique

Et l’on ne peut même pas en vouloir à Trump. D’un strict point de vue américain, sa position est logique.

Que veut l’Amérique depuis 1949 ?

Elle aspire à constituer le plus large rassemblement de vassaux, clients privilégiés de l’industrie de défense américaine, pour contenir la Russie aux marges orientales de l’Europe.

Elle souhaite disposer d’un grand marché européen ouvert à ses produits.

Elle entend exercer un leadership politique et commercial sans contestation parmi des Etats qui, estime-t-elle, lui doivent leur liberté et leur prospérité.

Elle n’a aucunement l’intention de parler d’égal à égal avec la «vieille Europe» de Rumsfeld, avec des nains politiques et militaires. 

Elle veut  donner le la, tant du point de vue diplomatique que militaire, tout en monnayant grassement sa protection. 

Or, toutes proportions gardées, c’est à peu de choses près ce que veut l’Allemagne.

Celle-ci, bien entendu, n’a pas les aspirations mondiales de l’Amérique d’un point de vue géopolitique. Elle ne peut prétendre avoir joué le moindre rôle positif dans le climat de liberté dont bénéficient les Européens. Puissance militaire désormais négligeable, pacifiste convaincue, elle ne rêve pas de conduire une quelconque coalition à la bataille. Encore moins vers l’Est…

Mais l’Allemagne se veut elle aussi l’arsenal de l’Europe. Se considère comme la nation qui, par son travail, sa discipline, sa rigueur, a conquis le rang de leader économique du continent et, à ce titre, dans un ensemble dont la réussite se mesure à la seule prospérité et l’identité au libéralisme, comme le leader tout court. On ne peut d’ailleurs tout à fait lui en vouloir. Nous avons tout fait, Français en tête, pour que l’orgueil allemand soit flatté. Du «miracle économique» aux louanges sans cesse tressées au «modèle social rhénan», nous n’avons eu de cesse de conforter Berlin dans sa vision de garant de l’orthodoxie budgétaire, de champion économique incontesté et, désormais, de premier de cordée.

Grisée, l’Allemagne a, naturellement, renoué avec ses rêves géopolitiques européens. Le casque à pointe et le mauser en moins. Depuis sa réunification elle a détruit la Yougoslavie en reconnaissant sans aucune concertation avec ses partenaires européens l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie. Elle a patiemment, avec méthode, mis au service de son industrie les entreprises tchèques, slovaques, polonaises. S’est octroyé la première place sur tous les marchés d’une Mitteleuropa qui, dossier des migrants mis à part, lui obéit au doigt et à l’œil. A brisé la Grèce tout en tançant Italiens et Espagnols. Le Royaume-Uni presque sorti de l’UE, la France résignée, malgré les rodomontades jupitériennes de son président, à son rang de second, elle se rêve désormais comme la patronne de l’Atlantique au Bug et, si possible, au Dniepr. C’est pour cela que Berlin a usé de tout son poids pour contraindre ses «partenaires» européens à prendre des sanctions envers la Russie en 2014. Pour cela qu’Angela Merkel n’a pas de mots assez durs pour condamner la politique de Vladimir Poutine. Pas – ou pas seulement – pour complaire à la Maison Blanche.

Or Trump en est parfaitement conscient. Bien plus fin qu’on ne le pense fréquemment, il ne s’en est pas pris à l’Allemagne et à Angela Merkel par hasard. En businessman brutal, rompu au  rapport de forces et fin psychologue, il a choisi de donner une leçon à tous les Européens en prenant «bille en tête» celui qui se rêve leur patron. Et ses coups ont été d’autant plus efficaces que le jeu allemand est désormais lisible de tous.

Car l’Allemagne, si virulente envers l’impérialisme russe, ne fait aucun effort pour se prémunir d’une quelconque agression à sa frontière orientale. Forces armées en ruine, esprit de défense éteint, elle n’a aucune intention de consacrer le moindre euro supplémentaire à son réarmement puisqu’elle sait n’avoir rien à redouter de Moscou d’une part, que la coalition qui la dirige est profondément divisée de l’autre. Les Bavarois de la CSU, qui viennent de réinstaller le crucifix dans les bâtiments publics, ont fait leur le combat conservateur de la Russie et n’attendent que le moment de pouvoir enfin commercer de nouveau librement avec cette dernière. Le SPD, dans la droite ligne de ses positions lors de la crise des Euromissiles, se refuse à tout effort budgétaire sur la défense sous la pression des Etats-Unis. L’Allemagne partage volontiers le souci américain de contenir la Russie le plus à l’Est possible. Mais à son seul profit et en gérant  ses relations avec Moscou au mieux de ses intérêts. Containment d’un côté, Nord Stream 2 de l’autre. A elle le leadership, aux Américains les battledress.

Trump ne peut admettre ce double jeu, cette stratégie indépendante, poursuivant ses seuls intérêts. Cela, c’est l’apanage de l’Amérique, celui des puissances qui comptent. Pas des seconds. On se rappelle de Reagan, rugissant contre les «Européens» achetant du gaz soviétique alors que l’URSS venait d’envahir l’Afghanistan. La logique est identique. Trump estime que les Allemands n’ont qu’à acheter du gaz américain pour satisfaire leurs besoins. Il n’entend pas laisser Merkel et les Français parler à Poutine au nom des «Européens». L’échec des accords de Minsk sur le dossier ukrainien l’illustre parfaitement.

En recadrant l’Allemagne, Trump a mis les «Européens» au pied du mur et face à leurs contradictions. Soit vous voulez toujours d’une «Europe» insérée au sein d’un «Occident» sous tutelle américaine. Dans ce cas vous payez votre protection et obéissez aux directives. Soit vous voulez voler de vos propres ailes. Et vous en payez le prix.

On connaît le résultat. Méprisé, raillé, Trump, représentant de ces «hommes forts» déplaisant tellement aux âmes sensibles de nos médias, a gagné. Tancés, les «Européens» acceptent d’augmenter leurs dépenses militaires. Pourquoi ? Pour rien sans doute. «L'OTAN n'a probablement jamais été aussi performante qu'aujourd'hui sur le plan militaire», estime un observateur. Mais que ne ferait-on pas pour ne pas avoir à prendre de difficiles décisions par soi-même… Eternelle adolescence européenne.