Coup de théâtre en Italie : le cauchemar de Bruxelles prend forme

Berlusconi ayant ouvert la voie à une alliance entre le M5S et la Ligue, le rédacteur en chef du mensuel Ruptures Pierre Levy estime que c'est là le cauchemar de Bruxelles – un gouvernement «anti-système» – qui se précise en Italie.

Les événements viennent de s’accélérer spectaculairement en Italie. Pendant les deux mois qui ont suivi les élections générales du 4 mars, la situation politique semblait dans une impasse. Malgré les nombreuses tractations – visibles et dans l’ombre – aucune majorité ne semblait pouvoir être formée. Ultime solution, un retour aux urnes paraissait inévitable.

Le coup de tonnerre a finalement eu lieu le 9 mai – ironie de l’Histoire, lors de la «journée de l’Europe». Il a pris la forme d’une déclaration surprise de Silvio Berlusconi. L’ancien Premier ministre (81 ans) ne pouvait concourir en raison de condamnations antérieures, mais, avant le scrutin, se voyait comme «faiseur de roi». Les électeurs en ont décidé autrement en plaçant sa formation, Forza Italia (13%), en deuxième position au sein de l’alliance des trois partis de droite, loin derrière ses alliés de la Ligue (ex du Nord) qui obtenait 18%. Le leader de celle-ci, Matteo Salvini, revendiquait donc de prendre la tête du gouvernement.

L’autre grand gagnant du scrutin, le Mouvement cinq étoiles (M5S), ne l’entendait pas de cette oreille. Ce parti «inclassable» et «populiste», fondé par le comique Beppe Grillo et dirigé par le jeune Luigi di Maio, était en effet arrivé en tête du scrutin, avec près de 32% des voix. Ce dernier estimait dès lors que c’était à lui d’entrer au palais Chigi (le Matignon italien).

Quant à la troisième grande force du paysage politique, le Parti démocrate (PD, souvent étiqueté «centre-gauche»), elle sortait laminée des urnes, avec 19% des suffrages. Le PD payait ainsi ses années de pouvoir, notamment sous la coupe de Matteo Renzi (2014-2016) qui avait mis en œuvre à marche forcée les réformes attendues par Bruxelles (loi travail notamment). Au sein de ce parti, les partisans d’un soutien à un gouvernement formé par le M5S, au nom de l’«esprit de responsabilité» et de l’intérêt supérieur de l’UE, se sont affrontés à ceux d’un retour dans l’opposition. Ces derniers l’ont finalement emporté.

Sur le papier, la seule configuration majoritaire possible était donc un tandem associant le M5S et la Ligue. Mais cette dernière était entravée par le veto de son allié Forza Italia. Se fâcher avec Berlusconi aurait été plus que périlleux pour la Ligue, qui se serait trouvée quelque peu isolée.

Volte-face du Cavaliere

C’est donc dans ce contexte qu’est intervenu la volte-face du Cavaliere : celui-ci ne s’opposait plus à une coalition entre le M5S et la Ligue. Certes, réaffirmait l’ancien patron de la droite, il n’accorderait jamais sa confiance au M5S. Mais, précisait-il, «si une autre formation politique de la coalition de droite veut assumer la responsabilité de former un gouvernement avec les Cinq étoiles, nous prendrons acte de ce choix avec respect».

Le blocage ainsi levé, les équipes de di Maio et Salvini se sont immédiatement mises au travail. Les deux hommes – qui refusaient pourtant de travailler ensemble il y a encore quelques semaines (même si cette hypothèse n’avait pas été exclue durant la campagne) – ont accepté de faire un «pas de côté» en renonçant chacun à diriger le futur gouvernement. Le nom d’une personnalité qui conviendrait aux deux partis, sans forcément appartenir à l’un d’entre eux, devrait être connu sous peu, même si aucun rebondissement n’est jamais à exclure.

Beaucoup des mesures envisagées sont de nature à faire exploser l’orthodoxie budgétaire indissociable de la monnaie unique

Sur le plan programmatique, les deux forces ont, en quelques jours, dégagé des axes communs, fût-ce au prix d’un étrange bric-à-brac. Cela va du revenu minimum (dit «de citoyenneté») à une remise en cause de la réforme très impopulaire des retraites imposée par Bruxelles, en passant par la baisse des impôts ou… la fin de la vaccination obligatoire. Le durcissement des lois migratoires – une question qui avait été centrale lors de la campagne électorale – fait également consensus entre les deux formations.

Beaucoup des mesures envisagées sont de nature à faire exploser l’orthodoxie budgétaire indissociable de la monnaie unique.

Un dernier aspect donne plus que des sueurs froides à Bruxelles : les deux forces se sont prononcées en faveur de la levée des sanctions contre la Russie (ces sanctions de l’UE doivent être renouvelées tous les six mois… à l’unanimité des Etats membres).

Le président de la République, qui détient constitutionnellement le pouvoir de nommer le chef du gouvernement, a averti qu’il était le garant des équilibres financiers et des «engagements internationaux» du pays, au premier rang desquels l’appartenance à l’Union européenne et la discipline que cela implique. Le très pro-européen Sergio Mattarella a donc fait savoir qu’il veillerait au grain.

La perspective – encore à confirmer – d’un gouvernement dit «anti-système» constitue en elle-même une première en Europe

Si les marchés financiers ont commencé à s’agiter, il serait certainement prématuré de prédire que le futur gouvernement italien va faire un bras d’honneur à Bruxelles. D’autant que le chef du M5S, en particulier dans la dernière ligne droite de la campagne, avait tenu à se déclarer pro-UE, vantant même à cet égard les choix d’Emmanuel Macron. Il faut également rappeler que son mentor, Beppe Grillo, avait tenté, il y a deux ans, un rapprochement tactique au sein du Parlement européen avec le groupe de l’euro-fanatique et fédéraliste Guy Verhostadt.

La Ligue, pour sa part, s’est placée résolument dans le camp dit «eurosceptique». Mais sa proximité avec le Front national français, lui-même en plein recentrage «euroconstructif», donne une idée de la capacité de la machine européenne à «assagir», domestiquer, voire retourner ses opposants d’apparence radicale.

Pour autant, la perspective – encore à confirmer – d’un gouvernement dit «anti-système» constitue en elle-même une première en Europe. Au-delà des possibles retournements des dirigeants politiques, elle reflète un fait de portée considérable : l’accélération du rejet de l’intégration européenne par les peuples aux quatre coins du continent, comme en témoignent toutes les récentes élections (Pays-Bas, Allemagne, Autriche, République tchèque, Hongrie, et probablement Suède en septembre), sans évidement oublier le Brexit.

Les dirigeants européens n’en sont peut-être qu’au début de leurs pires cauchemars. En attendant, ce 9 mai, ce n’était plus la fête de l’Europe mais plutôt, selon le vocabulaire insoumis, la Fête… à l’Europe.