Pour les Sages de la rue de Montpensier, la loi Renseignement est conforme à la Constitution française. Ni la forte contestation citoyenne contre ce projet, ni les interrogations publiques d'une poignée d'élus ne seront donc parvenues à faire barrage au texte porté par Bernard Cazeneuve au nom de la lutte antiterroriste, juste après les attentas de janvier à Paris. Tristan Nitot, fondateur de Mozilla Europe et membre du Conseil national du numérique (instance indépendante chargée d'émettre des avis concernant l’impact du numérique sur la société et sur l’économie) livre à RT sa déception et ses craintes de voir la France surveiller en masse sa population.
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RT: Etes-vous étonné que le Conseil constitutionnel ait validé la loi Renseignement ?
Tristant Nitot: J'attendais autre chose c'est certain...Disons qu'aujourd'hui, je suis surtout désolé que la surveillance de masse soit désormais légalisée en France. Le fait que chacun d'entre nous soit susceptible, à un moment ou à un autre, d'être surveillé d'une manière automatisée me paraît terriblement toxique pour notre société. Voilà, les Sages n'ont pas trouvé cette loi contraire à la Constitution, pourtant dans la déclaration des droits de l'Homme de 1789 -puis dans toutes ses révisions successives, la protection de la vie privée est essentielle. C'est choquant.
RT: D'ailleurs l'ONU dénonce les «pouvoirs excessivement larges» accordés aux agences françaises avec cette loi...
Tristant Nitot: Mais vous savez, il n'y a plus grand monde pour défendre cette loi ! Bien sûr au début, juste après les attentats de Charlie, le texte était plutôt accepté par les Français qui voulaient en effet donner plus d'outils aux policiers pour travailler. Mais lorsque les implications réelles de cette loi ont été portées au regard du grand public, il y a eu d'un seul coup beaucoup moins de monde pour la défendre. Et ce, même si le gouvernement a tout fait pour que cette prise de conscience n'ait pas lieu ! En utilisant notamment la procédure d'urgence sur le texte, afin d'éviter les débats au Parlement et de raccourcir le temps entre l'annonce de la loi et sa promulgation. Avec ce procédé, le but était évidemment de prendre de court cette prise de conscience. Cela a fonctionné dans une certaine mesure, mais pas totalement. L'opinion publique est maintenant sensibilisée. C'est déjà une bonne nouvelle.
RT: Le Conseil constitutionnel a tout de même retoqué 3 articles sur les 27 qui lui étaient soumis?
Tristan Nitot: Voilà peut-être la deuxième bonne nouvelle ! En effet, le plus important article censuré concerne la surveillance à l'international, c'est-à-dire sur les «communications émises ou reçues à l'étranger». Avec cet article le gouvernement aurait pu aller encore plus loin, surveiller vraiment tout, et très facilement, mais c'était assez flou dans le texte. Heureusement, les Sages ont exclus cette possibilité. J'emploie sur mon blog l'expression «boucherie législative» pour évoquer tous les mensonges que l'on nous a servis. Lorsque l'on nous assène que «cette loi va servir à protéger les libertés», moi je réponds «non ce n'est pas vrai». A partir du moment, où l'on autorise la surveillance massive des citoyens, on empiète sur toutes leurs libertés, que ce soit la liberté d'opinion, d'expression, de réunion. On va pouvoir surveiller les syndicalistes, les zadistes, etc. C'est extrêmement préoccupant.
RT: Justement, vous dénoncez aussi l'hypocrisie d'un gouvernement qui se réjouit d'avoir enfin donné les moyens à ses enquêteurs de travailler correctement...
Tristan Nitot: Oui, soyons clairs, avant les services avaient déjà les moyens mais simplement ils les utilisaient de manière illégale. Maintenant ils sont autorisés. C'est le cas pour les IMSI Catcher -boîtier qui permettent d'aspirer toutes les données émises et reçues dans un périmètre donné-, les enquêteurs les avaient déjà achetés et s'en servaient allègrement. Le petit plus avec cette loi, c'est que les services vont pouvoir maintenant légalement recourir à des tiers, c'est-à-dire aux fournisseurs internet- pour placer leurs boîtes noires sur les réseaux. Disons que désormais, c'est beaucoup plus pratique pour les Renseignements.
RT: Et selon vous, les choses vont-elles s'arrêter là en terme de surveillance et de Renseignement ?
Tristan Nitot: Je crains que non. Comme la surveillance de masse est aujourd'hui légalisée, la logique veut que pour protéger leurs communications, beaucoup de personnes, qu'elles aient quelque chose ou non à se reprocher, vont passer au chiffrement des données. Les services vont donc se retrouver avec des tonnes de données à déchiffrer et vont avoir du mal à faire ressortir les informations les plus pertinentes. Aux Etats-Unis par exemple, la NSA et le FBI n'hésitent pas à dire que le chiffrement c'est sympa, mais que cela nuit tout de même au bon déroulé des enquêtes. Les agences américaines commencent donc à réclamer de l'aide aux géants de la Sillicon Valley (Google et autres) pour récuperer les «clés». Cette question fait également débat au Royaume-Uni. Aussi, il est fort probable que le prochain assaut sur nos libertés se fasse sur le terrain du chiffrement.