RT France : La percée record de l’AFD, signifie-t-elle, pour vous, que la question identitaire devient désormais incontournable dans la vie politique allemande ?
Jean-Yves Camus (J.-Y.C.) : Oui, incontestablement. C’est la première fois depuis le début des années 1950 qu’un parti de droite radicale obtient des sièges au Bundestag. Ce qui est d’autant plus remarquable est que son score est élevé, 12,6%. C’est par ailleurs un parti très jeune, qui a commencé à participer aux élections en 2014. L'entrée de l'AfD au Parlement est donc un évènement considérable.
Ce qu’a fait l’AfD pendant cette campagne, c’est précisément de faire revenir la question identitaire dans la vie politique et il y a pour cela une clientèle électorale
L’Allemagne a un passé très particulier. Le passé allemand, le souvenir de la période nationale-socialiste [nazie], a considérablement pesé sur la vie politique depuis 1949. Il y a eu jusqu'à présent une sorte de tabou sur les sujets identitaires en Allemagne. Comme chacun avait en tête ce qu'il s’était passé entre 1933 et 1945, toute évocation des questions identitaires (mais aussi de la question de l’armée, de l’engagement militaire allemand à l’extérieur de ses frontières) était vue d’un très mauvais œil, perçue comme une sorte de propagande revanchiste, aux relents nationalistes un peu nauséabonds.
Ce qu’a fait l’AfD pendant cette campagne, c’est précisément de faire revenir la question identitaire dans la vie politique et il y a pour cela une clientèle électorale.
Il y a d’abord tous les gens qui n’ont pas connu la période de la guerre et qui trouvent que le sentiment de culpabilité allemande a assez duré, qu’il faut s’en affranchir. Ensuite, un mouvement a été déclenché par ce qu’on appelle «la crise des refugiés» : plus d’un million d’électeurs de la CDU/CSU sont partis vers l’AfD. C’est considérable. Ils ont exprimé, pour beaucoup, leur désaccord avec les prises de position de la chancelière Merkel sur la question des refugiés.
RT France : Les résultats de l’AfD ne sont-ils pas aussi liés à ses positions sur le rôle géopolitique de l’Allemagne ?
J.-Y.C. : Non, ce sont d’abord les questions d’identité et d’immigration qui font le succès de l’AfD, c’est la crise des refugiés et la politique de gestion de cette dernière par madame Merkel. Le sentiment de culpabilité qui règne en Allemagne sur les questions identitaires, mais aussi, c'est vrai, sur le rôle de l’Allemagne dans le monde, s’estompe peu à peu, et l’AfD en a profité.
Néanmoins, c’est sans aucun doute la question des immigrants qui a été, vraiment, l’élément qui a permis à l’AfD de décoller et, notamment, d’attirer des déçus de la CDU. C’est au moment de la crise des migrants qu’on voit l’AfD passer véritablement du stade de parti qui était aux alentours de 5% à un parti qui peut faire un score de deux chiffres.
RT France : L’AfD a tiré environ un tiers de ses votes des abstentionnistes. Comment, pensez-vous, ce parti de droite radicale a-t-il réussi à mobiliser cet électorat non-votant ?
J.-Y.C. : Parce que c’est un parti qui se positionne clairement contre ce qu’il appelle le système. Il y a une grande fatigue des partis traditionnels en Allemagne, à l’exception du petit parti libéral, le FDP. La CDU a gagné ces élections, mais elle a perdu 6% de voix, le SPD a aussi souffert d'un mauvais score, perdant 5% de voix. Die Linke et les Verts s’en sortent pas mal,mais ils stagnent. En fait, l'AfD est vu par bon nombre d’électeurs, qui auparavant s’abstenaient, comme une sorte de voix nouvelle dans la politique allemande, qui mérite que l’on s’y intéresse, une sorte de vote de protestation contre les partis du système.
RT France : Voyez-vous des similitudes entre les discours anti-immigration de Trump aux Etats-Unis et de l’AfD en Allemagne ?
J.-Y.C. : Je crois qu’il d'abord faut comparer l’AfD avec les partis européens, qui ont les mêmes positions et avec lesquels l’AfD travaille : le FPÖ autrichien, le Front national, le Vlaams Belang en Belgique flamande, le PVV de Wilders aux Pays-Bas… C’est une situation spécifique à l'Europe : nous sommes confrontés, en tant qu’Européens, à la crise des migrants. Le phénomène migratoire aux Etats-Unis, issu d'Amérique latine, est différent. Il ne faut pas non plus oublier que l’AfD est aussi un parti souverainiste, c’est-à-dire un parti eurosceptique. Trait qu’il partage avec les autres partis que je viens d’évoquer.
RT France : Les forces souverainistes en Europe n’ont néanmoins pas connu le succès d'un Trump aux Etats-Unis ou d'un Nigel Farage au Royaume-Uni. Cela signifie-t-il que l’écart idéologique se creuse entre les Anglo-Saxons et l’Europe continentale ?
J.-Y.C. : Il y a deux situations différentes. D’abord celle de Farage en Grande-Bretagne, qui a quitté la présidence de l’Ukip et qui – aux dernières nouvelles – voudrait lancer une nouvelle formation politique pour se battre contre ce qu’il estime être la trahison de Theresa May vis-à-vis du Brexit.
L’existence de l’Union Européenne pose la question du multiculturalisme, et c’est aujourd’hui ce qui rassemble les partis de droite radicale
Ensuite, il y a la question Trump. Idéologiquement je ne suis pas persuadé que Donald Trump ait vraiment une colonne vertébrale. Que ce soit un populiste pragmatique est incontestable. Un homme de droite aussi, certes, mais n'oublions pas qu'aux Etats-Unis la gauche est quand même extrêmement minoritaire. Ensuite, on a bien vu que Trump avait un peu de mal à tenir l’ensemble de ses promesses électorales.
La situation européenne est particulière. L’existence de l’Union Européenne pose la question du multiculturalisme, et c’est aujourd’hui ce qui rassemble les partis de droite radicale. Les Etats-Unis ne sont pas confrontés à la question du souverainisme de la même manière, puisqu'ils ne sont pas liés par le même type d’accords que les pays européens avec leurs voisins.
Mais le souverainisme est aussi une option défendue par des partis politiques de gauche, qui considèrent que l’Union Européenne ne fonctionne pas bien et que l’échelon nécessaire de souveraineté, ça doit être les Etats et le peuple. C’est le cas de Syriza en Grèce, de Podemos en Espagne et d’autres formations de la gauche radicale au Portugal et, bien évidemment, de monsieur Mélenchon en France. On pourrait multiplier les exemples. Le souverainisme n’est pas uniquement un projet de droite populiste.
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