Libye, une pétaudière à ciel ouvert

René Naba, rédacteur en chef du site madaniya.info, décrypte pour RT France les tenants et aboutissants de la situation en Libye.

«La France a fait  en Libye en 2011 ce que les États Unis ont fait en Irak en 2003», relève, amer, en connaisseur, Jean Pierre Chevènement l'ancien ministre de la défense du président socialiste François Mitterrand, au vu des dégâts de l'intervention occidentale en Libye à l'occasion de la séquence faussement nommé du «printemps arabe».

L'intervention du pacte atlantiste en Libye, avec le soutien très actif des pétromonarchies du Golfe, a certes libéré toutes les frustrations inter-tribales contenues pendant près de quarante ans sous le régime autocratique du colonel Mouammar Kadhafi, mais elle a dans le même temps aiguisé les appétits des puissances industrielles en phase de crise systémique de l'économie mondiale, en même temps qu'elle a exacerbé les rivalités de puissance à un moment charnière du basculement de la géostratégie mondiale. Un basculement marqué par l'affirmation sur la scène internationale du groupe des pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud), en superposition à une compétition inter-arabe au sein même des pétromonarchies arabes pour y aménager une sphère d'influence à leur déploiement diplomatique.

Autant de facteurs qui ont fait de la Libye, jadis non pas un havre de paix mais un champ clos et hermétique tout à la fois de la liberté et de la migration clandestine africaine, une vaste pétaudière à ciel ouvert où l'important arsenal du Colonel Libyen, pillé par les djihadistes, a alimenté les combattants de quatorze pays d'Afrique et du Monde arabe avec ses inhérentes retombées sur les pays occidentaux, leurs alliés putatifs dans la déstabilisation des pays arabes à structure républicaine.

Panorama du chaos libyen pour les non-initiés

Fondée sur une résolution de l'ONU abusivement interprétée par les occidentaux, l'intervention atlantiste a commencé le 18 mars 2011, au prétexte officiel de freiner la répression du colonel Kadhafi contre son peuple. La résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée, la veille, le 17 Mars  2011, donnait le feu vert à l'établissement d'une zone d'exclusion aérienne pour protéger la population civile.

Adoptée au terme d'un trimestre cahoteux pour la stratégie atlantiste, marquée notamment par l'éviction de deux piliers de la diplomatie occidentale sur la rive sud de la Méditerranée, le tunisien Zine Al Abidine Ben Ali (15 janvier 2011), et l'égyptien Hosni Moubarak (25 janvier 2011), dans la foulée de la révolte de Bahreïn (14 février 2011), la couverture onusienne donnait la possibilité aux occidentaux de dévier le cours de la révolution arabe des zones inflammables du Golfe vers le versant méditerranéen du Monde arabe, zone populeuse, zone de pénurie et traditionnellement contestataire.

Pour Nicolas Sarkozy, qui avait raté les coups de Tunis et du Caire, de se racheter en Libye pour rebondir électoralement en pleine campagne présidentielle.

Pour le philosophe du botulisme, BHL, de purger son contentieux para-matrimonial avec le chef président français de l'époque en ce que son épouse avait ravi à la fille de BHL, Justine, son mari Raphaël. Le vaudeville se niche aussi dans les grandioses déclamations libératoires, particulièrement en France.

Sur le plan de la rivalité de puissance sino-russo-américaine, il importait dans le prolongement du démantèlement du Soudan, en 2010, en contradiction du principe de l'intangibilité des frontières issue de la colonisation, d'assécher les sources de ravitaillement énergétique de deux gros pourvoyeurs pétroliers du BRICS (le Soudan et la Libye).

Les deux postulants au pouvoir, au-delà de leurs divergences idéologiques, sont issus d'un moule commun: la cuisine des officines des services de renseignement occidentaux, tous deux parrainés par les amis des États Unis.

Abdel Hakim Belhadj, des maquis d'Afghanistan au gouvernorat de Tripoli

Le Qatar, sous protection occidentale, soutenait dès le départ les islamistes en vue d'aménager une profondeur stratégique à leurs poulains tunisiens arrivés au pouvoir sous la houlette du parti An Nahda de Rached Ghannouchi.

Selon Mahmoud Djibril, ancien premier ministre du gouvernement transitoire, le Qatar a «refusé le désarmement des milices et la récupération des armes, alors que la population comptait déjà dans ses mains 24 000 pièces d’armes. Les armes fournies par le Qatar, sur recommandation de la France, ont été transférées aux islamistes dès leur arrivée à l’aéroport de Benghazi, sur ordre d’un officier des services de renseignement du Qatar. Puis, l'ancien chef du groupement islamique des djihadistes libyen en Afghanistan Abdel Hakim Belhadj a été présenté aux chefs d’état-major de l’OTAN lors d’une réunion des chefs militaires de la coalition à Doha, en Août 2011, où il a fait un briefing sur la situation militaire en Libye, en prélude à l’offensive contre Tripoli.

A partir de cette date, le quartier général des opérations a été transféré de l’île de Djerba en Tunisie (déjà sous l’autorité du parti islamiste An Nahda de Rached Ghannouchi), vers Zintane, dans le Djebel Nefoussa, dans le secteur occidental de la Libye».

Plus clairement dit, les occidentaux qui ont mené une guerre contre le terrorisme pendant dix ans (2001-2010), avant de se raviser et de soutenir à nouveau un djihadiste qualifié auparavant de terroriste pour préserver leurs intérêts dans un pays anciennement une chasse gardée de la Russie et l'affaiblir dans la zone méditerranéenne. La Syrie en sera la deuxième étape de ce plan de strangulation de la Russie.

Le général Khalifa Haftar : Des magouilles de la CIA au leadership de Benghazi

Commandant des troupes libyennes lors de l'opération Manta, capturé en 1987 par les Tchadiens au cours de la bataille de Ouadi-Doum, puis «retourné» par les États-Unis, Khalifa Haftar a été  dans la décennie 1980 le chef de la «Force Haftar» basée au Tchad. Constitué des quelque 2 000 Libyens capturés avec leur chef, ce groupe équipé par Washington était destiné à envahir la Libye pour renverser Kadhafi, la Force Haftar a dû être exfiltrée en urgence en 1990, à l'arrivée au pouvoir à N'Djamena d'Idriss Déby, que Kadhafi pressait de lui livrer le renégat.

En 2011, il retourne en Libye pour soutenir l'insurrection et prend le 24 mars le commandement de l'armée rebelle. Il participe à la bataille du golfe de Syrte, la région natale de Kadhafi. Après la chute de Kadhafi, il est nommé le 18 novembre 2011 chef de l'état-major de l'armée, provoquant la colère des islamistes, qui le considèrent comme «l'homme des Américains». Le 18 mai 2014, la milice paramilitaire qu'il dirige attaque le Parlement. Et mène parallèlement une offensive contre des islamistes de Benghazi, qu'il qualifie de «terroristes». Depuis lors une guerre de position oppose les deux camps.

Troisième larron de cette foire d'empoigne, le Groupe de Zintane, du nom de cette ville du Nord-ouest de la Libye, revendique le pouvoir en ce qu'il considère comme le seul véritable groupe révolutionnaire à avoir combattu la dictature Kadhafi.

Le petit wahhabite du Qatar soutient Belhadj de Tripoli en ce que son projet sous-jacent est de faire de Doha La Mecque de Frères Musulmans, quand le grand wahhabite saoudien, qui abrite La Mecque de l'Islam, et son allié Abou Dhabi, qui ont criminalisé la confrérie, soutiennent son adversaire, le peu glorieux  général Haftar. En superposition au soutien de l’Égypte et de l'Algérie, tous deux désireux de mettre un terme à la gangrène djihadiste, dont ils ont en grandement pâti, l'Algérie dans la décennie 1990, l’Égypte après Morsi (2012), afin de stabiliser la Libye, leur point de jonction à l'intersection du Machreq et du Maghreb.

Aucun des grands protagonistes de cette guerre picrocholine ne dispose d'une authentique légitimité populaire. Tous ont en commun d'avoir été propulsé  sur le devant de la scène politique et guerrière par les blindés de l'OTAN. Au-delà de l'application de la charia, aucun ne dispose d'un programme pour le redressement d'un pays qui a lourdement pâti tant de 40 ans de dictature de dictature prolongés de cinq ans de guerre fratricide.

Le pétrole, source de revenus, est aussi le nerf de la guerre inter-libyenne post Kadhafi. Rapines, prises de guerre, arraisonnement de tankers, prise de contrôle des raffineries s'explique largement par ce biais et vise pour les belligérants libyens à s'assurer des positions de pouvoir.

Les États Unis, le grand libérateur de la Libye par la volonté effrénée de Hilary Clinton, candidate à la prochaine élection présidentielle américaine, a payé son tribut de libérateur par le dynamitage de sa mission diplomatique à Benghazi et l'assassinat de son ambassadeur Christopher, l'un des plus ardents partisans du «printemps arabe», selon le schéma néo-islamisme de l'administration américaine, justifiant ainsi la maxime universelle selon laquelle «l'ingratitude est la loi des peuples pour leur survie».

La France, qui se pourléchait les babines à la perspective d'un mirobolant pactole de 70 milliards d'euros de contrats d'infrastructure, selon le chiffrage de Renaud Muselier, à l'époque président de l'Institut du Monde Arabe (IMA), a eu droit également au plasticage de son ambassade à Tripoli et par effet boomerang à la dévastation de son pré carré africain, via son allié du Qatar.

Le Mali apparaît en effet comme la victime collatérale d’un jeu de billards à trois bandes entre le Qatar, le libyen Mouammar Kadhafi et le français Nicolas Sarkozy, à l’arrière-plan de l’intervention de l’OTAN contre ce pays africain, au printemps 2011, sous couvert d’ingérence humanitaire. La chute de Tripoli aux mains des islamistes pro-Qatar, en projetant dans l’espace malien les soldats perdus de l’ancienne populocratie (Jamahiryah), a accentué la déstabilisation du Mali, considérablement fragilisé auparavant par trente ans d’une gestion calamiteuse doublée d’une forme d’abdication de la souveraineté nationale, dont le fait le plus pervers aura été la cession à la Libye de terres arables pour une durée de cent ans, la forme insidieuse d’un néocolonialisme économique.

Recrutés pour sécuriser le sud de la Jamahiriya et soutenir la croissance économique libyenne, en véritables soldats laboureurs dans l’optique de Kadhafi, le reflux massif des Touaregs vers leur ancienne zone de déploiement au Mali et au Niger, a provoqué une modification de la donne régionale. Anciens vigiles de l’empire islamique, dont ils constituaient avant terme les forces de déploiement rapide, les Touaregs, littéralement en arabe, «Al-Tawareq - Les urgences» caressent le projet de détacher du Mali, le territoire de l’Azawad, dans le nord du pays.

Géographiquement, à des milliers de kilomètres de la capitale malienne, Bamako, en concurrence avec Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI), le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a développé à Ménaka, Gao et Tombouctou, une action en vue de réunifier, sous son égide, l’ensemble des populations azawadies dans toutes leurs composantes: Songhay, Touareg, Arabes, Peuhls, afin de réussir l’Unité du Peuple de l’Azawad. Jouant de l’effet de surprise, visant tout à la fois à crédibiliser leurs revendications et à impressionner la population, «Ansar Eddine» (Les partisans de la religion) supplanteront au poteau les combattants de l’Azawad, infligeant une série de revers militaires aux troupes gouvernementales, fragilisant considérablement le pouvoir central, en révélant au grand jour son impéritie.

Le Qatar avec en point de mire l’Algérie

Anticipant la perte de ses deux alliés régionaux, le clan Sarkozy en France et la dynastie Wade au Sénégal, le Qatar a entrepris de financer la guérilla dans le Nord du Mali afin de disposer d’un levier d’influence dans une zone stratégique pour le compte de son protecteur américain, aux confins des gisements d’uranium du Niger et de la zone pétrolifère de l’Algérie.

Un an après la chute de Kadhafi, la zone sahélienne a ainsi pris l’allure d’une zone de non droit de 4 millions de kilomètres carrés, un périmètre, sous surveillance électronique de l’aviation américaine, vers où convergent désormais les islamistes du Sud du Niger, du Tchad et du Nigeria (Boko Haram), plaçant l’Algérie face à un redoutable dilemme d’accepter le développement de l’insurrection islamiste à sa frontière sud, ou de tolérer une intervention militaire occidentale  (Serval-France).

L’accès convoité aux richesses minières (pétrole, gaz, uranium, or, phosphates) dont regorgent le Niger, la Libye, l’Algérie, et le Mali d’après des prospections plus récentes, est au centre de la bataille invisible qui se déroule dans le désert. Sous couvert de lutte contre le terrorisme et de sigles abscons, African command ou Eufor (la force de déploiement rapide de l’Union européenne), le groupe atlantiste s’applique, en fait, à contrecarrer l’influence grandissante de la Chine sur le marché africain, et à un degré moindre de la Russie, au point d’avoir évincé en une décennie les puissances coloniales historiques sur le continent noir, Le Royaume Uni et la France.

Quatre ans après la chute de Kadhafi, la Libye apparaît comme une zone de non-droit, déversant vers l'Europe un flux migratoire constant, lointaine réplique d'une colonisation intensive de l'Occident de l'ensemble de la planète avec un déferlement humain de l'ordre de 53 millions d'Européens en deux siècles (XIX-XX siècle) aux quatre coins du globe, provoquant un bouleversement radicale de la démographie et de l'écologie politique et économique de quatre continents (Afrique, Amérique, Asie, Océanie), sans la moindre considération pour le mode de vie indigène, sans la moindre préoccupation pour un développement durable  de l'univers.

Les cargaisons migratoires basanées projetées navalement par la Libye vers la rive occidentale de la Méditerranée, au-delà du risque qu'elles font planer selon les puristes européens sur la blancheur immaculée de la population européenne, résonne dans la mémoire des peuples suppliciés comme la marque des stigmates antérieures que l'Europe a infligées des siècles durant aux «damnés de la terre» et qu'elle renvoie désormais à sa propre image. Une image de damnation.

L'histoire est impitoyable avec les perdants. L'histoire est impitoyable avec ceux qui l'insultent.