RT France : Qui a finalement gagné les régionales ? Le Front Républicain, la gauche, la droite ou le Front National ?
Jean Bricmont : Comme on pouvait le prévoir, tout le monde crie victoire: la droite parce qu'elle a le plus de régions, la gauche parce qu'elle a limité la casse tout en se sacrifiant pour le «Front Républicain» et le Front National à cause de son score au premier tour.
Pour moi, l'élément le plus important de ces élections c'est la constitution explicite d'un front républicain pour faire barrage au Front National au 2ème tour. C'est un double aveu de la part des partis de gouvernement de gauche et de droite: d'une part, ils admettent qu'ils sont en réalité unis entre eux sur l'essentiel et que le seul parti d'opposition est le Front National, justifiant ainsi une des principales thèse de celui-ci, qui se présente depuis longtemps comme la seule alternative à ce qu'ils appelaient l'UMPS. D'autre part, ils ont montré qu'il fallait qu'ils se mettent ensemble pour vaincre le Front National, ce qui est un aveu de faiblesse.
Il y a des victoires «à la Pyrrhus», qui sont en réalité des défaites, à cause des conséquences à long terme de ce qui a été nécessaire pour remporter cette victoire et je pense que la victoire du front républicain dans ces élections en est un exemple.
RT France : Les socialistes ont retiré des candidats dans plusieurs régions pour faire barrage au FN. Cela signifie-t-il un rapprochement des idéologies de la gauche et de la droite ?
Jean Bricmont : Quelles différences idéologiques? Sur les questions socio-économiques, ils sont tous deux d'accord sur la nécessité de réformes structurelles radicales visant à «libéraliser» l'économie française. Le PS casse le code du travail; il pense introduire, comme aux Etats-Unis, des fonds de pension, ce qui permettra de diminuer les retraites publiques. Il introduit des assurances médicales privées obligatoires, ce qui, à terme, permettra de diminuer l'assurance médicale de l'Etat. Tout cela vise à copier le modèle américain, au moment même où celui-ci est dans une crise profonde. Le gouvernement assigne à résidence des écologistes sous prétexte que la France est attaquée par des islamistes. Quoi que l'on pense des écologistes et des islamistes, le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas la même chose !
Qu'est-ce que la droite pourrait faire de plus? Elle devrait aussi tenir des (faibles) réactions syndicales, qui sont probablement mieux contrôlées par un gouvernement «de gauche» que de droite, ainsi que des (faibles) protestations des organisations qui défendent les droits de l'homme en ce qui concerne les libertés.
Restent les questions «morales», comme le mariage pour tous ou «identitaires». Mais, même là, où est la différence? Il y a de plus en plus de rhétorique identitaire du côté socialiste, sous couvert de «défense de la laïcité» et, même à droite, il y a des partisans du mariage pour tous.
RT France : Reste-il une «vraie gauche» et une «vraie droite» en France ?
Jean Bricmont : Il n'y a sûrement pas de vraie gauche, le «front de gauche» étant totalement marginal et empêtré dans ses contradictions: il veut continuer à adhérer à l'Union européenne alors que celle-ci interdit toute politique économique alternative au néo-libéralisme.
Et sur les questions sécuritaires et identitaires, il faut bien constater que la droite suit le FN et que le PS suit la droite. Bref, tout le spectre politique dérive de plus en plus à droite.
La plus grande erreur de la gauche, à l'époque de Mitterrand, a été d'abandonner la souveraineté de la France au profit de la construction européenne. En effet, comme il n'y a pas réellement de peuple européen, il n'y a pas de démocratie européenne. Donc, cette construction se résume à deux choses: un grand marché et un transfert de pouvoir à une bureaucratie non élue, la commission européenne. Le grand marché empêche toute mesure protectionniste et expose les travailleurs français à la concurrence de pays à bas salaires, et la bureaucratie, qui elle-même se protège très bien, n'a comme seule réponse à tous les problèmes que: plus d'ouverture, plus de concurrence, plus de flexibilité!
Evidemment, il est impossible de faire une politique économique de gauche dans des circonstances pareilles.
Reste à la gauche les réformes sociétales, comme le mariage pour tous, qui ont l'avantage, de son point de vue, d'irriter une partie de la droite traditionaliste et donc de permettre une mobilisation de son électorat qu'on effraye en agitant «la montée de la réaction».
Restent aussi les discours identitaires et moraux. Une première remarque est que, si l'on était réellement laïque, l'Etat devrait s'abstenir de tels discours comme il est supposé s'abstenir de discours religieux. Ce n'est pas à l'Etat de dire aux gens à quelle identité ils doivent se rattacher, quelles valeurs ils doivent vénérer, ni quelle mémoire ils doivent entretenir.
Mais plus personne n'est laïc dans ce sens. La gauche a essayé de se donner une raison d'être, après avoir capitulé sur la question économique, en adoptant un discours sur les «valeurs», féministes antiracistes etc. Ces discours conviennent parfaitement à une élite intellectuelle qui se donne ainsi un supplément d'âme, mais laissent indifférents la plupart des gens qui cherchent à survivre face au marché mondialisé. La droite, y compris le FN, tient face à cela un discours identitaire bien plus gratifiant pour la majorité de la population. Après tout, il est plus agréable d'être fier d'être français que d'être honteux d'être raciste. Traditionnellement, la gauche dénonçait comme mystificateur le discours sur les valeurs et se concentrait sur les structures socio-économiques. Mais depuis Mitterrand, elle a fait exactement l'inverse-elle commence à en payer le prix et celui-ci sera élevé.
RT France : Pourquoi l’arrivée du FN au pouvoir fait-il autant peur aux élites politico-médiatiques ?
Jean Bricmont : Pour deux raisons: d'abord il tient un discours différent et donne l'impression qu'il existe une alternative aux politiques actuelles. Mais, contrairement à la «gauche de gauche», le FN est au moins relativement cohérent en soulevant le problème de la construction européenne. Ceci dit, je doute fort que si, par impossible, il arrivait à vaincre le front républicain et accédait au pouvoir, il serait capable de mettre en place une politique alternative.
La deuxième raison tient à la diabolisation pendant de nombreuses années du FN. Cette diabolisation permet aux partis au pouvoir de se légitimer, à cause de la soi-disant nécessité de faire barrage au fascisme. Mais si le FN arrivait au pouvoir, cela nuirait gravement à l'image de la France en Europe et ailleurs, vu que cette lutte imaginaire contre le fascisme est partagée par toutes les élites européennes et mondiales.