Si la situation sécuritaire actuelle en Syrie occupe l'espace médiatique à juste titre, celle qui prévaut en Libye est peu abordée par les médias occidentaux. Et pourtant, ce pays est également en proie à la froudroyante expansion territoriale de Daesh. Acteur de premier plan dans l'intervention militaire de l'Otan déclenchée en mars 2011, la France constate aujourd'hui amèrement l'échec de sa politique étrangère sur le dossier libyen.
RT France : La communauté internationale a-t-elle sous-estimé la menace terroriste qui couvait en Libye après l'intervention de l'Otan ?
Kader Abderrahim : Je ne sais pas si elle a sous-estimé la menace terroriste mais en tout cas ce qui est clair, c'est qu'elle ne l'a pas vue venir. Parce-que cela a été fulgurant, une progression extrêmement rapide. En quelques mois, Daesh a conquis un peu plus de 20 % du territoire, l'organisation terroriste est bien présente aujourd'hui et fait partie des acteurs de cette crise libyenne. En revanche, la communauté internationale ne s'est pas beaucoup intéressée à la Libye depuis 3 ans et aujourd'hui la situation devient extrêmement compliquée. Pendant ces trois ans, Daesh a renforcé ses implantations qui lui permettent, en se forgeant des alliés, de déstabiliser non seulement la Libye mais aussi un certain nombre de pays de la région comme le Soudan, le Tchad, l’Égypte, le Cameroun ou encore le Nigeria. Il a continué ce travail de sape et aujourd'hui la situation est devenue vraiment critique.
RT France : Quelques temps avant d'être assassiné, l'ex-dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi avait affirmé qu'Al-Qaïda serait, entre-autre, derrière les révoltes de Benghazi. Si la majorité des observateurs n'ont pas donné de crédit à ses propos, peut-on néanmoins dire que la fin de l'ère Kadhafi a permis aux groupes terroristes d'investir le pays.
Kader Abderrahim : Oui clairement mais, ils étaient déjà présents avant. Je rappelle que les groupes islamiques libyens étaient présents en Libye dès le début des années 1990. Ils ont été évidemment réprimés par le régime de Kadhafi. Cette question n'est pas nouvelle, c'est un vieux débat et un dossier ancien. Par conséquent, on ne peut pas faire de corrélation entre l'implantation d'organisations terroristes avec la fin du régime de Kadhafi. Le Groupe islamique combattant en Libye (GIGL) avait une démarche nationale et non une démarche extra-nationale au contraire de Daesh ou d’Al-Qaïda. Donc, on voit bien aujourd'hui qu'on est passé dans une autre dimension avec la mondialisation et son accélération, les mouvements islamistes ou les mouvements terroristes ont beaucoup plus de retentissements lorsqu’ils prônent un message plus internationaliste.
RT France : La France a récemment exclu toute intervention militaire en Libye. Au regard de la situation sécuritaire, marquée par la montée en puissance de Daesh, n'est-ce pas une erreur d'appréciation ?
Kader Abderrahim : Non, je ne pense pas que ça soit une erreur d'appréciation, il faut simplement être réaliste. On ne peut pas intervenir en Libye militairement sauf à provoquer des bombardements mais qui n'ont en réalité que peu d'efficacité parce que là, on n'est pas face à un ennemi bien identifié, une armée avec un uniforme, des troupes régulières etc. On est face à un ennemi non-étatique qui mène une guère d'usure et de guérilla. En revanche, il peut y avoir une démarche politique ou diplomatique pour tenter d'agir à la fois sur le plan militaire et sur le plan politique en faisant pression sur les alliés de la Libye en leur fournissant des armes.
RT France : l'Algérie et l’Égypte sont les deux puissances militaires de la région. D'après-vous doivent-elles intervenir en Libye ?
Kader Abderrahim : Il faut se souvenir que l’Égypte est intervenue. C'est le premier et le seul pays a avoir bombardé des bases de Daesh à Derna dans l'est de la Libye et à proximité de la frontière égyptienne. Quant à l'Algérie, elle n'interviendra pas militairement car sa constitution le lui interdit (article 82). Il y a un principe intangible en Algérie qui est la-non ingérence et le respect de la souveraineté des pays. Je pense qu'elle a bien raison de ne pas intervenir car cela constituerait une déroute pour ses troupes. On ne peut pas envoyer des troupes régulières combattre contre une guérilla, c'est très compliqué, c'est une guerre d'usure. On voit bien ce qui s'est passé pour les États-Unis en Irak avec les conséquences dramatiques que l'on vit aujourd'hui.
RT France : Est-il possible de voir un jour émerger en Libye, un véritable état de droit capable d'asseoir son autorité malgré le rôle politiqué joué pendant longtemps par certaines tribus ?
Kader Abderrahim : C'est très compliqué, cela va prendre du temps mais il faut tendre vers cela. Il n' y a jamais eu d’État en Libye. Il y a eu la période coloniale puis une longue période de règne d'un vieux monarque, le roi El-Senussi et puis 42 ans de règne de Kadhafi qui, quelques années après son coup d'état de 1969, met en place le système de la Jamahiriya, c'est à dire l'absence intermédiaire entre lui et son peuple. Une espèce de trotskisme, de révolution permanente qui fait qu'il n'a jamais cherché à construire d’État. Donc il n' y a pas d’institutions crédibles dans ce pays, peu d'administrations efficientes donc tout est à faire en Libye, tout est à construire. Par conséquent, c'est la seule solution pour que le pays retrouve un tant soit peu de stabilité et qu'il ne représente pas de risque pour ses voisins régionaux.