L’éviction forcée du Premier ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, par des agitateurs de rue au début de la semaine comporte de nombreux aspects, internes et externes, qui seront tous problématiques à court et moyen terme pour le Bangladesh lui-même, pour l’Inde et pour l’ensemble de la région.
La politique du Bangladesh a été mouvementée : le père de Sheikh Hasina, Sheikh Mujibur Rahman, considéré comme le père de la nation, a été tué en 1975 dans un coup d’État militaire avec tous les membres de sa famille, à l’exception de Sheikh Hasina et de sa sœur, qui se trouvaient à l’étranger à l’époque.
Depuis lors, le Bangladesh a connu une série de coups d’État militaires jusqu’à ce que le gouvernement civil soit rétabli en 1991. Cependant, cela n’a pas réussi à stabiliser la situation politique dans le pays en raison de la rivalité incessante entre la ligue Awami de Sheikh Hasina et Begum Khaled Zia, veuve de l’ancien chef du coup, le général Ziaur Rahman, qui dirige le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP).
Cela a entraîné une profonde polarisation du système politique du Bangladesh, rendant pratiquement impossible le bon fonctionnement des processus démocratiques. Le BNP n’a pas participé aux deux dernières élections générales. Khaleda Zia, en résidence surveillée depuis 2018 pour corruption, a été libérée par le président du Bangladesh quelques heures après le renversement de Hasina.
Une porte ouverte aux islamistes radicaux
La complexité de la rivalité personnelle est aggravée par la présence de forces islamistes radicales dans le système politique du Bangladesh, telles que le Jamaat-e-Islami (JeI), étroitement lié au BNP. Le JeI croit au Bangladesh islamique, contrairement à la ligue Awami plus laïque.
Ces éléments islamistes radicaux, qui n’ont pas participé à la lutte de libération contre l’armée pakistanaise au Pakistan oriental de l’époque, sont pro-pakistanais et anti-indiens par leur orientation, compte tenu du rôle de l’Inde dans la libération du Bangladesh. Avec l’éviction de Sheikh Hasina, son parti en plein désarroi politique et le BNP politiquement revitalisé, le JeI et les éléments islamistes affiliés auront beaucoup plus d’influence et affaibliront les forces plus laïques du pays.
Des rapports indiquent que la minorité hindoue au Bangladesh est déjà la cible d’islamistes radicaux. Le renversement de la statue de Sheikh Mujibur Rahman par les vandales en est un signe inquiétant, comme une imitation du renversement de la statue de Saddam Hussein à Bagdad. La résidence de Sheikh Mujibur Rahman, transformée en musée, a été incendiée et celle de l’ancien Premier ministre a été vandalisée, tout comme les foules sri-lankaises ont fait avec la résidence du Premier ministre à Colombo et les Talibans au palais présidentiel à Kaboul après la fuite d’Ashraf Ghani.
Le fait que la ligue Awami, parti de la lutte pour la liberté du Bangladesh, n’ait pas été invité par le commandant en chef de l’armée de terre à se joindre à la discussion pour la formation d’un gouvernement intérimaire du Bangladesh n’augure rien de bon pour l’avenir de la démocratie au Bangladesh. Le fait que le parti puisse se renouveler et le rôle qu’il pourra jouer dans la politique à venir du Bangladesh sous une nouvelle gouvernance reste à voir.
Le BNP, issu d’un coup d’État militaire, a une légitimité démocratique douteuse, notamment en raison de ses liens avec les islamistes. Dans le passé, il a soutenu le terrorisme et les mouvements rebelles contre l’Inde sur son territoire. Après avoir accédé au pouvoir, il s’est opposé à une coopération mutuellement bénéfique avec l’Inde dans le domaine des transports et du transit, dans le but explicite d’empêcher un accès plus facile aux États du nord-est de l’Inde et d’entraver leur développement.
Relations tendues entre Washington et Sheikh Hasina
L’Occident, en particulier les États-Unis, a cherché cyniquement à exercer une pression politique sur Sheikh Hasina sur le front de la démocratie, bien conscients que les alternatives étaient encore moins démocratiques et de surcroît encore plus influencées par les islamistes. Les États-Unis ont joué leur rôle dans la délégitimation du gouvernement de Sheikh Hasina par de nombreuses mesures qu’ils ont prises, qui ont sans aucun doute contribué indirectement à son renversement. Cela ne signifie pas que les actions du Sheikh Hasina ne laissaient pas à désirer sur le plan démocratique, mais cela ne justifie pas une intervention extérieure, surtout si elle est sélective.
Le Bangladesh n’a pas été convié au Sommet pour la démocratie à Washington en 2021, auquel le Pakistan a ironiquement été invité. La même année, les États-Unis ont imposé des sanctions aux forces paramilitaires d’élite du Bangladesh, le Bataillon d’action rapide, pour violation des droits de l’homme. En 2016, les États-Unis se sont opposés au procès lancé par le gouvernement de la ligue Awami contre les milices pro-pakistanaises locales qui avaient collaboré avec l’armée pakistanaise dans des meurtres et des viols lors de la lutte pour la libération.
En 2023, le département d’État a annoncé qu’il prenait des mesures pour imposer des restrictions de visas aux citoyens bangladais responsables ou impliqués dans le processus électoral démocratique au Bangladesh. En mai 2024, le département d’État a imposé des sanctions à l’ancien commandant de l’armée du Bangladesh pour corruption.
Mohammed Yunus, fondateur de Grameen Bank, qui a été condamné à six mois de prison pour avoir enfreint la législation du travail au Bangladesh et s’être opposé Sheikh Hasina, est maintenant invité à diriger le gouvernement intérimaire du Bangladesh. Il est considéré comme un protégé des États-Unis. Les charges de corruption portées contre lui ont été abandonnées en vertu de la nouvelle dérogation.
L’animosité entre Sheikh Hasina et les États-Unis était assez ouverte. L’ancien Premier ministre est récemment allée jusqu’à accuser Washington de vouloir créer un petit État chrétien sur le territoire du Bangladesh, du Myanmar et du Manipur indien (où les États-Unis se sont montrés provocateurs avec leurs commentaires sur les troubles ethniques internes) sur le modèle du Timor oriental. Il convient de rappeler qu’à l’époque, les États-Unis s’opposaient à la création du Bangladesh et ont menacé l’Inde d’une action militaire. La mesure dans laquelle cet héritage a continué à influer sur la politique américaine à l’égard de Sheikh Hasina et de la ligue Awami reste un sujet de spéculation.
Cependant, il est évident que la politique des États-Unis à l’égard du Bangladesh ne correspond pas au partenariat stratégique entre l’Inde et les États-Unis, ni aux objectifs du groupe du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité et au concept de la région Indo-Pacifique. Les relations de l’Inde avec le Bangladesh ont été un exemple notable du succès de la politique indienne de voisinage.
Redistribution des cartes : New Delhi s'inquiète
Les liens indo-bangladais ont prospéré sous Sheikh Hasina, grâce à de nombreux projets de développement, de communication et de transit. Elle a éliminé les groupes rebelles anti-indiens opérant sur le territoire du Bangladesh, ainsi que le terrorisme dirigé contre l’Inde par des éléments islamistes liés au Pakistan. Cependant, parallèlement, elle a également renforcé ses liens avec la Chine, qui est devenue le plus grand fournisseur de matériel militaire du pays. Le Bangladesh est devenu le premier pays après le Pakistan à adhérer à l’initiative chinoise «Une ceinture, une route». L’Inde est inquiète de la construction par la Chine d’un port au Bangladesh dans le cadre de sa stratégie maritime dans l’océan indien qui vise à y renforcer sa présence navale.
Les déclarations des États-Unis et du Royaume-Uni au sujet de la crise au Bangladesh ne tiennent pas compte des préoccupations de l’Inde, notamment de la sécurité de la communauté hindoue dans ce pays. Les deux pays, en particulier les États-Unis, ne sont pas avares de déclarations concernant la sécurité des minorités en Inde, mais taisent la question des minorités au Bangladesh. Le ministre britannique des Affaires étrangères a appelé l’ONU à enquêter sur les événements de ces dernières semaines au Bangladesh dans l’intention claire de les internationaliser et d’attaquer Sheikh Hasina sur les questions relatives aux droits de l’homme.
L’Inde est à juste titre préoccupée par les retombées du changement au Bangladesh, non seulement pour la minorité hindoue, mais aussi compte tenu de la propagation potentielle de l’instabilité au nord-est de l’Inde qui subit déjà une pression en raison des troubles au Myanmar. New Delhi sera également préoccupée par l’échec des projets indiens dans le pays, en particulier dans les domaines des communications et du transit. En raison des mutineries au Myanmar, l’instabilité au Bangladesh ébranle les pays voisins de l’Inde à l’est. La politique indienne du «Regard vers l’Est» a également été davantage perturbée.
Du point de vue de l’Inde, le Pakistan et la Chine bénéficieront du renversement de Sheikh Hasina. Le Pakistan aura des éléments islamistes anti-indiens en tant que partenaires qui pourraient à l’avenir perturber les relations entre l’Inde et le Bangladesh. La Chine semble s’être récemment distancée de Sheikh Hasina, à en juger par les informations selon lesquelles, lors de sa récente visite, elle n’a pas pu rencontrer le président Xi Jinping et n’a pas reçu l’aide financière qu’elle espérait, ce qui l’a incitée à interrompre sa visite. Les sentiments anti-indien au Bangladesh ouvriront plus de portes à la Chine dans le pays.