À l’occasion du sommet de l’OTAN marquant le 75e anniversaire de l’alliance nord-atlantique, seuls deux dirigeants des États membres du bloc ont osé s’exprimer ouvertement sur des sujets qui feraient l’objet d’un débat intense au sein de toute organisation raisonnable basée sur le respect mutuel et promouvant la politique la plus efficace et responsable: peu avant la réunion à Washington, le président turc Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre hongrois Viktor Orban ont clairement exprimé leur désaccord devant l’approche de l’alliance militaire. C’est après le sommet qu’un troisième dirigeant, le Premier ministre slovaque Robert Fico, a mis le bloc en garde sur le fait que l’adhésion de l’Ukraine serait une «garantie de Troisième Guerre mondiale une vision bien différente de l’avis trompeur mais heureusement non-contraignant sur l’«irréversibilité» que l’OTAN a exprimé avec fierté lors de la réunion.
Recep Tayyip Erdogan et Viktor Orban ont rompu avec le conformisme qui devient aujourd’hui plus que jamais règle tacite à l’OTAN. Au lieu de suivre sans poser de questions le chemin souvent trompeur et égoïste des États-Unis, ils ont communiqué trois choses: un désaccord rationnel avec la politique du bloc reflétant à la fois la raison et les intérêts nationaux; le fait qu’un tel désaccord était normal, utile et devrait être bienvenu; et le fait qu’ils n’adhèreront pas à une pensée de groupe idéologique et nuisible qui supprime le désaccord au sein de l’OTAN et, plus largement, au sein du camp occidental.
Viktor Orban a injecté sa dose de saine indépendance par la diplomatie en allant à Kiev, Moscou et Pékin à la veille du sommet. Rencontrer l’ancien et futur président américain Donald Trump a été la cerise sur le gâteau. Recep Tayyip Erdogan, a exprimé son point de vue de manière explicite surtout dans une série d’importantes déclarations dans la revue américaine Newsweek.
La Turquie, un allié de taille
Il convient de rappeler dans ce contexte-là que la Turquie dispose de la deuxième plus grande armée de l’OTAN. Ses officiers et ses troupes ont acquis une énorme expérience dans de véritables opérations militaires. Son industrie de l’armement est non seulement en croissance, mais encore se modernise. Enfin et surtout, sa position géographique entre l’Europe et l’Asie qui permet de contrôler la mer Noire revêt une importance stratégique. Pour toutes ces raisons, on peut dire que les déclarations de Recep Tayyip Erdogan sont particulièrement importantes.
Tout en rappelant aux lecteurs pour la plupart américains de la revue que la Turquie est importante pour l’OTAN et qu’elle est solidaire avec d’autres États membres de l’alliance, le président turc n’a pas tardé à souligner que l’approche d’Ankara n’était pas aveugle mais se basait sur l’hypothèse — ou la condition — que l’OTAN devait favoriser des solutions qui seraient à la fois «durables» et conformes au bon sens. Cette approche sous-entend un rejet — diplomatique mais clair — de l’idée de mener une guerre éternelle en Ukraine, car une telle stratégie est un exemple parfait de ce qui n’est pas durable. Compte tenu des souffrances humaines, des pertes économiques et du risque sévère d’escalade à l’échelle régionale, voire mondiale, qu’entraîne cette stratégie, elle n’est donc pas conforme au bon sens, comme Recep Tayyip Erdogan l’a explicitement indiqué ensuite.
Le président turc a ensuite évoqué trois sujets sur lesquels Ankara était en désaccord avec ses partenaires occidentaux. Premièrement, la lutte contre le terrorisme. Erdogan a fait état d’un échec total de l’Occident, avec Washington en tête, d’agir dans le respect des intérêts nationaux clés de la Turquie. Du point de vue d’Ankara, c’est une situation intolérable qui «ne correspond pas à l’esprit de l’alliance». Dans le monde diplomatique, un tel langage n’aurait pu être plus clair.
Ensuite, le conflit en Ukraine. Recep Tayyip Erdogan a confirmé que la Turquie continuerait à poursuivre sa politique qui consiste à ne pas en être partie prenante, se focalisant au contraire sur la quête de la paix par l’intermédiaire de la diplomatie et le maintien du dialogue entre l’Ukraine et la Russie.
Troisièmement, la bande de Gaza. Le président turc n’a peut-être pas utilisé le mot «génocide» en se référant aux meurtres de masse de civils palestiniens commis par Israël et ses assistants occidentaux, mais son propos n’en était pas moins sans équivoque.
Il a expliqué que ce qui se passe actuellement dans cette «prison à ciel ouvert» qu’est Gaza n’est pas une guerre mais que ce sont des attaques d’Israël contre les civils «au mépris des droits de l’homme et du droit international» qui équivalent à un «massacre» dont les États-Unis, insiste-t-il, sont les «complices». De plus, tout ceci n’est pas un cas isolé mais une politique d’usurpation de longue date et de «terrorisme d’État systématique». À en croire Recep Tayyip Erdogan, les «menaces d’Israël aux pays de la région, notamment au Liban», ainsi que ses «tentatives de propager le conflit» doivent «cesser».
Outre ces trois préoccupations profondes, Recep Tayyip Erdogan a également abordé la montée de l’extrême droite dans l’UE qu’il a liée, à juste titre, à la normalisation de la «rhétorique raciste, anti-islamique et anti-immigration de l’extrême droite», ainsi qu’à l’hypocrisie des politiciens européens dont la violation des valeurs qu’eux-mêmes proclament être les leurs compromet la crédibilité.
Mais pour revenir au sujet, il y a deux choses à savoir sur l’initiative d’Erdogan. Elle est représentative dans tous les sens du terme, et l’OTAN, tout comme l’Occident en général et ses dirigeants à Washington, n’y apportent pas de réponse adéquate.
En ce qui concerne la représentativité sur le plan national, le président turc reflète un grand courant dans l’opinion publique de son pays. On sait d’après les sondages que la population en général perçoit de manière réaliste un monde dans lequel les possibilités de menaces et de coopération sont réparties d’une manière qui ne correspond pas à des schémas idéologiques simples. Les institutions clé de l’Occident sont traitées avec un scepticisme sain et mérité. Selon un sondage datant de mars 2022, c’est-à-dire effectué juste après l’escalade de la guerre en Ukraine, 75% des interrogés disaient que l’UE avait des préjugés contre la Turquie «pour des raisons religieuses et culturelles».
Les Turcs défiants vis-à-vis des États-Unis
Alors que l’UE a pour vilaine habitude de promettre d’abord puis de refuser à la Turquie l’adhésion aux Vingt-sept, Ankara est membre de l’OTAN depuis 1952, autrement dit, presque depuis la création de l’alliance. L’OTAN, tout en profitant largement de la présence turque, a également offert des avantages en retour, au moins pendant la guerre froide. En mars 2022, 60% des interrogés turcs estimaient que le pays devait rester au sein de l’OTAN, alors qu’une minorité de 28% pensaient que la Turquie devait la quitter.
Si la perception de l’OTAN est ambiguë, celle du pays qui en est à la tête est largement négative: 52% des interrogés ont qualifié les États-Unis de menace la plus importante à la Turquie. À comparer à l’évaluation générale par l’opinion publique turque de la Russie, jadis puissance ennemie depuis des siècles. Avant l’escalade du conflit ukrainien, seulement 5% des interrogés en Turquie considéraient la Russie comme une menace majeure. Même après février 2022, ce chiffre, bien qu’il ait augmenté à 19%, reste bien inférieur à celui de Washington.
Tout de même, au-delà de la question de savoir dans quelle mesure les déclarations de Recep Tayyip Erdogan sont représentatives de l’opinion publique turque, elles témoignent d’une tendance mondiale majeure. Le président turc n’a pas caché le fait que la Turquie ne voyait aucune contradiction entre le fait d’être membre de l’OTAN et chercher à établir de bonnes relations avec des pays tels que la Chine ou la Russie ou avec des organisations internationales telles que l’Organisation de coopération de Shanghai ou les BRICS+. Cela veut dire que dans un monde qui «a extrêmement changé», Ankara revendique le droit de mener une politique dans les intérêts de la nation dans un monde qui, dans les faits, est déjà multipolaire.
Cela, pour les tenants occidentaux d’une ligne dure qui veulent une nouvelle guerre froide — ou même deux, une en Europe et l’autre en Asie — et quelques guerres chaudes aussi, c’est la chose la plus insupportable dans la position turque. Elle ne confronte pas l’OTAN, l’Occident ou les États-Unis avec un rejet absolu. Cela serait une méthode que les partisans de la guerre froide pourraient au moins comprendre, car elle reflète leur propre approche primitive de la politique internationale. L’alternative d’Erdogan consiste plutôt à rejeter le principe d’exclusivité idéologique sur lequel se base l’entêtement occidental actuel.
À son tour, la position turque implique que l’Occident devra également apprendre à vivre comme un centre de pouvoir parmi d’autres, et reconnaître le fait que les États qui prennent encore au sérieux les intérêts nationaux du pays insisteront sur ce changement, même au sein des organisations toujours contrôlées par l’Occident. En fin de compte, ce sera aux élites occidentales, et en particulier américaines, de décider si elles veulent s’adapter au changement global auquel Recep Tayyip Erdogan a fait référence. Si elles s’y refusent, elles ne pourront s’en prendre qu’à elles-mêmes d’accélérer leur propre déclin.