Chroniques

Sahel : la France est sortie, mais qui est entré ?

Avec le déclin de l’influence française, une nouvelle structure sécuritaire émerge dans le Sahel, créant à la fois des problèmes et des opportunités. Analyse.

Après le coup d’Etat militaire au Niger, les nouvelles autorités ont refusé toute coopération avec la France. Dans le même temps, depuis août des combats intenses ont repris dans le nord du Mali, où des organisations séparatistes de Touaregs, largement connues sous le nom de Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), sont entrées en conflit ouvert avec l’armée malienne.

Ces événements ont lieu dans un contexte d’intensification des attaques menées par une troisième force présente dans le Sahel : les organisations terroristes, qui agissent dans la région des trois frontières (entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso). Tout cela pose la question de ce qui se passe au Sahel et où cela va mener.

Aux origines de la crise malienne

Depuis la conclusion des accords de paix d’Alger en 2015 négociés par l’Algérie, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), l’Union africaine et l’Union européenne, ainsi que les Etats-Unis et la France, étaient présents au Mali. Ces accords étaient censés mettre fin au conflit militaire qui avait éclaté au Mali en 2012 quand des mouvements largement composés de Touaregs s’étaient alliés à des islamistes pour déclarer l’indépendance de l’Azawad, une région historique au nord du Mali.

Mais les deux parties n’ont pas respecté les accords promus essentiellement par les médiateurs internationaux. Les groupes rebelles du Nord n’ont jamais déposé les armes, et sur les 80 000 combattants qui faisaient partie des groupes signataires des accords et qui étaient censés rejoindre les forces armées maliennes, seulement 3 000 l’ont fait.

De plus, les accords d’Alger ont divisé le pays en zones d’influence. Tout au long de cette période, la région de Kidal, au nord-est du pays, et des parties des régions de Tombouctou et de Gao sont restées sous le contrôle des mouvements touaregs. Les forces gouvernementales n’étaient pas vraiment présentes dans ces régions, s’y rendant principalement dans le cadre des opérations antiterroristes menées conjointement avec les troupes françaises.

Les militaires français étaient présents au Mali à la demande du gouvernement malien depuis 2013 et dirigeaient l’opération antiterroriste Barkhane. Un contingent des forces de maintien de la paix de l’ONU (Minusma) a également été déployé au Mali, de même que la mission multilatérale Task Force Takuba. Malgré le caractère international de ces missions, celles-ci étaient principalement centrées sur la préoccupation française au sujet des menaces à la sécurité, et favorisaient donc également les intérêts français.

Avec le temps, l’intervention française a suscité des critiques croissantes de la part des Maliens et des observateurs indépendants, compte tenu du fait que l’armée française n’a pas réussi à résoudre les problèmes sécuritaires dans le pays et que les attaques terroristes se sont multipliées. Ces dernières années, le Mali a accusé la France de soutenir les séparatistes, en soulignant que Paris avait refusé de fournir une assistance militaire efficace à Bamako pour les combattre.

Curieusement, l’ancien ambassadeur de France au Mali (2002-2006), Nicolas Normand, a également souligné le caractère erroné de l’approche française au Sahel, en déclarant en 2019 : «Le problème, c’est que la France a cru ensuite distinguer des bons et des mauvais groupes armés. Certains étaient perçus comme politiques et d’autres étaient perçus comme terroristes. Et l’armée française est allée rechercher ce groupe, ces séparatistes touaregs, d’une tribu particulière qui était minoritaire au sein même des Touaregs, les Ifoghas. Ce groupe, on est allé le chercher et on lui a donné la ville de Kidal. Et ensuite, ultérieurement, il y a eu les accords d’Alger, qui mettent sur une sorte de piédestal ces séparatistes, à égalité en quelque sorte avec l’Etat. Cela, c’est une erreur importante.» Tout cela risquait de déstabiliser encore plus le Mali.

Nouveau conflit avec les Touaregs

Le coup d’État militaire au Mali en mai 2021, dirigé par le colonel Assimi Goita, a transformé l’équilibre des pouvoirs dans le pays et dans la région. La même année, les nouveaux dirigeants, insatisfaits de la qualité de l’assistance militaire française, se sont tournés vers la coopération militaire avec la Russie. Les troupes françaises ont été forcées de quitter le pays.

Depuis le retrait du contingent français du Mali en août 2022 et le lancement du même processus pour la Minusma (à la suite d’une demande des autorités maliennes de mettre fin à la mission), qui doit s’achever en décembre 2023, les lignes de conflit anciennes ont réapparu au Mali. Les autorités centrales du Mali ne sont plus prêtes à faire des concessions et cherchent à reprendre le contrôle complet sur l’ensemble du pays, tandis que la CMA veut maintenir son pouvoir dans le nord du pays.

Le contrôle des bases militaires laissées par la Minusma a donné lieu à une nouvelle escalade du conflit. Les contradictions sont liées à l’accord de cessez-le-feu de 2014, signé sous réserve que les forces resteraient sur leurs positions. Par conséquent, les tentatives des forces armées maliennes de s’emparer des bases laissées par les troupes de maintien de la paix de l’ONU dans les zones contrôlées par les Touaregs sont interprétées par la CMA comme une violation du cessez-le-feu. Au contraire, la partie malienne estime que les tentatives de la Minusma de quitter les bases dans le nord du Mali avant la date limite (ne permettant pas aux forces armées maliennes de les occuper) sont dictées par les intérêts français et indiquent un désir de transférer des armes aux rebelles locaux afin de préserver une influence déstabilisatrice.

Ainsi, la prise d’une base militaire près du village de Ber par l’armée malienne début août a provoqué des combats avec la CMA. Les affrontements armés entre les deux parties sont devenus de plus en plus fréquents, et les autorités centrales ont occupé le village de Ber.

Début septembre, les combats intenses ont eu lieu près de la ville de Bourem, les Touaregs se déclarant en «période de guerre» avec le gouvernement à Bamako. En automne, les forces touarègues ont attaqué plusieurs bases de l’armée malienne (Bourem, Léré, Diuri, Bamba) mais n’en ont jamais pris le contrôle. A son tour, l’armée nationale a pris, presque sans combat, le contrôle de l’importante ville d’Anéfif, ce qui a ouvert la voie aux forteresses rebelles des Touaregs à Kidal, à Aguel’hoc et à Tessalit. Fin octobre, malgré le retrait rapide de la Minusma, les forces maliennes ont pris le contrôle de la base militaire à Tessalit. Le 31 octobre, la Minusma a quitté plus tôt que prévu la base militaire à Kidal, occupée par les forces touarègues.

Le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, s’est exprimé sur l’escalade actuelle au Mali : «La vraie actualité du Sahel va être désormais la résurgence massive du risque terroriste. Massive. C’est potentiellement se retrouver dans une situation où il pourrait y avoir une partition du Mali dans les semaines ou les mois qui viennent.» Évidemment, ces propos sont perçus de manière extrêmement négative à Bamako, qui les considère comme la preuve d’une influence directe de Paris sur les événements.

Une aggravation de la menace terroriste

Ces dernières années, le Sahel a connu une série de coups d’État militaires (le Mali en 2020 et 2021, deux coups d’État au Burkina Faso en 2022 et au Niger en 2023) qui ont conduit au pouvoir les dirigeants militaires mécontents des problèmes de sécurité et affichant des opinions anti-françaises. Ainsi, début 2023, les autorités du Burkina Faso, après celles du Mali, ont exigé que Paris retire ses troupes de leur territoire. Tout cela a sapé les intérêts de la France dans la région, compromettant progressivement son rôle traditionnel de puissance dominante.

Le Niger est le dernier exemple en date de cette tendance. Les autorités, arrivées au pouvoir à la suite d’un coup d’État militaire condamné par Paris, ont exigé le retrait du contingent français du pays et ont déclaré l’ambassadeur français persona non grata. Malgré la menace d’une invasion du Niger par la Cédéao et une confrontation politique de deux mois, la France a lancé le processus de retrait de ses troupes du Niger début octobre.

Soulignons que les événements au Niger et la perte d’influence de la France n’ont pas affecté les intérêts américains. Washington a adopté une position neutre en prenant des initiatives diplomatiques et n’a pas condamné le coup d’État militaire, ce qui lui a permis de maintenir sa présence militaire dans le pays.

D’autres institutions établies autour de la France continuent de se désintégrer dans la région. Le G5, soutenu par Paris et composé du Tchad, du Mali, du Burkina Faso, du Niger et de la Mauritanie, fonctionnait dans le Sahel depuis 2014. Ce format visait à coordonner les efforts de lutte contre la menace terroriste mais n’est jamais devenu une institution régionale influente.

En mai 2022, le Mali a été la première nation à annoncer son retrait du G5, rompant ainsi la continuité territoriale du groupe. La fin subséquente de la coopération militaire avec la France de la part du Mali, du Burkina Faso et du Niger, et le retrait des forces françaises de ces pays ont finalement mis un terme aux activités du G5, puisque seuls deux pays (la Mauritanie et le Tchad), situés aux «extrémités» est et ouest de la région, étaient encore disposés à coopérer avec la France.

Malgré la levée de la tutelle française, les menaces sécuritaires dans ces pays ne cessent de croître. Au Niger, un groupe touareg opposé au coup d’Etat militaire a annoncé la création d’un Conseil de résistance pour la République afin de rétablir au pouvoir le président renversé, sans toutefois avoir pris de mesures concrètes à ce jour. Le conflit entre le gouvernement central du Mali et les Touaregs a distrait les forces maliennes de la lutte contre la menace terroriste, alors que les attaques des djihadistes persistent au Mali : le JNIM (Jamaat Nasrat al-Islam wal Muslimin, branche locale d’Al-Qaïda) assiège Tombouctou, la ville la plus importante du centre du pays, en attaquant à la fois des bases militaires de l’armée malienne et des cibles civiles. «Wilayat al-Sahel», branche locale de l’Etat islamique, s’est emparée en avril 2023 de vastes territoires dans la région de Ménaka, située dans l’est du Mali (à la zone des trois frontières), provoquant un exode massif de réfugiés hors de la région, et continue de perpétrer des attentats dans le pays.

Les activités des organisations terroristes radicales se sont également intensifiées dans d’autres pays du Sahel. Ces derniers mois, de grandes attaques meurtrières ont eu lieu au Niger, près de la frontière avec le Mali, et des attaques contre l’armée se sont produites dans le nord-ouest du Burkina Faso, où la branche locale de l’EI contrôle toujours une grande partie du nord du pays.

Cette situation, ainsi que la menace qui pèse sur les régimes militaires, obligent les autorités à chercher de nouveaux formats de coopération. Le 16 septembre, les dirigeants du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont signé la Charte du Liptako-Gourma (nom de la zone des trois frontières), créant ainsi l’Alliance des Etats du Sahel.

La création de l’alliance ayant eu lieu dans un contexte de conflit entre le gouvernement malien et les rebelles, et de menace d’invasion de la Cédéao au Niger, l’établissement d’un mécanisme de défense collective en cas d’attaque contre l’un de ses membres est devenu une partie particulièrement importante de l’accord, renforçant le pouvoir des régimes militaires.

Il convient également de noter que l’accord a été signé le lendemain de la visite à Bamako d’une délégation du ministère russe de la Défense, ce qui peut laisser penser que des consultations préliminaires avec Moscou ont eu lieu. Peu de temps après la création de l’alliance, ses membres ont déjà annoncé des opérations conjointes contre des groupes terroristes le long des trois frontières.

Ce à quoi il faut s’attendre

La structure de la sécurité régionale au Sahel est en train de changer de manière significative. La domination traditionnelle de la France, soutenue par une large présence militaire et des initiatives internationales collectives, bien qu’en déclin, permet encore à Paris d’influencer les gouvernements locaux. L’effondrement des formats de coopération du passé ne résout pas les problèmes de la région. Le Sahel est toujours confronté à des défis majeurs, notamment à la menace djihadiste, à la fragmentation et aux conflits internes, ce qui rend les Etats de la région extrêmement fragiles et les incite à trouver des partenaires internationaux prêts à les aider à surmonter ces problèmes.

La nouvelle structure de sécurité émergeant au Sahel offre des opportunités de concurrence pour l’implication extérieure des puissances régionales (par exemple, l’Algérie) et non régionales (Russie, Turquie). L’efficacité (ou le manque d’efficacité) de la nouvelle alliance régionale, qui démontre déjà la nature plus indépendante des pays de la région, jouera également un rôle primordial dans l’élaboration de la nouvelle structure de sécurité.

Les autorités centrales des pays du Sahel n’ont toujours pas le monopole de la violence. Par conséquent, les crises de légitimité et les problèmes de transfert de pouvoir s’intensifient, ce qui entraîne des luttes violentes pour préserver l’influence et l’accès aux ressources (comme le montre clairement la nouvelle crise liée aux Touaregs dans le nord du Mali). La période de transition continuera à s’accompagner de menaces croissantes sécuritaires et d’une expansion des zones de conflit, et les pays du Sahel doivent trouver le moyen de les surmonter.

C’est pourquoi le conflit actuel au Mali devient particulièrement crucial. On s’attend à ce que les autorités à Bamako continuent d’essayer de briser la résistance armée des Touaregs et poursuivent leur campagne dans le nord du pays, en recourant à leur avantage aérien. Cependant, la bataille pour le contrôle des bases militaires et des villes sous le contrôle des Touaregs depuis 2013 sera plus difficile. Elle pourrait impliquer les alliés régionaux des deux camps, car elle s’avérera décisive pour la répartition des forces au Mali et dans la région pour les années à venir.