Les sanctions, qu’elles aient été prises par les pays de l’UE ou par les Etats-Unis depuis le 24 février 2022, ont eu un effet négatif sur l’économie de la Russie. Mais, cet effet a été limité, et bien en-deçà de ce qu’attendaient les décideurs occidentaux.
Les premières sanctions prises ont porté essentiellement sur les mouvements financiers. Elles ont été prises par les Etats-Unis avant même que ne commence la guerre, puisqu’annoncées par le président Biden dans une déclaration du 22 février. Ces sanctions visaient des banques russes importantes dont les avoirs en Occident ont été gelés. L’UE décidait d’exclure ces banques et diverses entités financières russes du système de transfert SWIFT, et une partie des réserves de la Banque centrale de Russie étaient gelées. Ces mesures avaient pour but de rendre impossible le commerce international pour la Russie mais aussi de provoquer une crise massive des paiements en Russie et l’effondrement de son système financier.
Très rapidement, la Russie a mis en œuvre des méthodes lui permettant de contourner les obstacles au commerce international soit en s’appuyant sur des pays se refusant à appliquer ces sanctions (comme l’Inde et la Chine) soit en «dé-dollarisant» une partie des flux et en payant, ou en se faisant payer, en roubles ou dans la monnaie d’autres pays (comme la roupie indienne). Le système financier russe a, lui aussi, fort bien résisté et le rouble, après avoir connu une dépréciation importante pendant plusieurs semaines s’est apprécié au point que son taux de change est aujourd’hui bien au-dessus de ce qu’il était à la fin du mois de février.
Les mesures de contrôle des changes, qui ont joué un rôle majeur dans la résistance du rouble, ont pu être progressivement allégées. Ces sanctions-là ont clairement été un échec, ce que l’UE reconnait à demi-mot en annulant certaines des sanctions qui frappaient des banques russes impliquées dans le commerce international. Officiellement, il s’agit de permettre au commerce des céréales et des engrais de reprendre, mais tout le monde comprend qu’en faisant ainsi machine arrière, l’UE admet que les sanctions ont plus touché les autres pays que la Russie.
Viennent après les sanctions qui portent sur le commerce international, soit en interdisant (embargo) certaines importations, soit en tentant de bloquer les exportations rémunératrices d’hydrocarbures au prétexte de priver la Russie des moyens de financer la guerre en Ukraine.
Sur ces dernières sanctions, on peut noter des divergences entre les Etats-Unis, qui continuent d’importer des engrais et du pétrole en provenance de Russie et l’UE. Mais l’UE en prétendant se passer de pétrole russe d’ici la fin de 2022 et arrêter progressivement ses importations de gaz, s’est manifestement tirée une balle dans le pied.
Pour le pétrole, la Russie a immédiatement diversifié ses clients, en accordant des rabais substantiels en particulier aux clients indiens. De fait, les quantités de pétrole russe vendues ont fortement augmenté en Chine (la Russie y est devenue le premier fournisseur) et en Inde où les volumes ont été multipliés par plus de dix. Ces deux pays peuvent acheter du pétrole russe entre 70 et 75 dollars le baril, alors que l’UE est contrainte de le payer actuellement à plus de 100 dollars le baril. Non seulement la Russie n’y a pas perdu, mais la hausse des prix du pétrole pénalise lourdement les économies de l’UE. Il en est un peu différemment pour le gaz. Là, la Russie menace de réduire ses ventes à certains pays de l’UE alors qu’il faudra plusieurs années pour que ces derniers puissent mettre en œuvre des sources d’énergie de substitution. Globalement, même si les volumes exportés, pour le gaz et le pétrole, ont baissé, la Russie continue d’enregistrer un très fort excédent commercial et les pays de l’UE sont quant à eux menacés par l’inflation et la récession.
La Russie continue d’enregistrer un très fort excédent commercial et les pays de l’UE sont quant à eux menacés par l’inflation et la récession
Pour les importations de produits stratégiques, la Russie est désormais soumise à un embargo tant par les Etats-Unis que l’UE. Une partie de cet embargo est néanmoins en passe d’être tourné. Un grand nombre de pays se refusent à l’appliquer et des voies détournées d’approvisionnement se font jour. Il n’en reste pas moins que ces sanctions-là sont celles qui menacent le plus l’économie russe. La rupture des approvisionnements a provoqué de spectaculaires baisses de production en avril et en mai. Cependant, pour juin, la situation s’améliore et elle devrait redevenir normale d’ici la fin de l’année.
Il faut donc aborder la situation macroéconomique de la Russie. Les prévisions faites au début de mars 2022 tant par les institutions occidentales que par la Banque centrale de Russie tablaient sur une dépression de -10% à -12% pour 2022. Mais, l’économie russe a été bien plus résiliente que ce que pensaient une partie des experts. Désormais, la Banque centrale de Russie annonce une baisse du PIB de -4% à -6%. L’inflation a fortement ralenti, permettant à la BCR de baisser son taux d’intérêt de base de 20% à 8%. Les tendances inflationnistes ont été cassées par l’appréciation du rouble. Si la confiance dans le secteur financier est revenue, la hausse du rouble pose néanmoins un problème de recettes fiscales. En effet, une large partie des taxes sont des taxes aux exportations. Mais, ces sommes en dollars doivent être converties en roubles. Toute hausse du rouble les fait mécaniquement baisser. Les économistes russes prévoient donc que si le taux de change restait entre 50-55 roubles pour 1 dollar le déficit budgétaire pourrait atteindre, voire dépasser, les 2% du PIB. Si le rouble devait baisser vers 70 roubles pour un dollar, soit grosso-modo son niveau d’avant la guerre, le budget serait équilibré. Enfin, au-delà des indicateurs conjoncturels, se pose la question de la reprise de la croissance en 2023. Sur ce point les experts divergent. Ceux de la BCR annoncent une nouvelle baisse de -1%. Ceux de l’Institut des prévisions économiques attendent par contre une croissance légèrement positive (+1,4%). Mais, ils indiquent aussi que bien des choses dépendront du plan de restructuration de l’économie russe qui devrait être annoncé en octobre prochain et dont on aura des indices par des mesures concernant l’investissement qui pourraient être prises dès septembre. De la capacité du gouvernement à établir un plan d’action pour les 5 à 10 prochaines années dépend la capacité de la Russie de renouer avec une croissance forte, comprise entre 3% et 4% par an.
On mesure la différence avec les pays de l’UE, ainsi que le montre une étude récente publiée par le FMI. Les calculs d’impact sur le PIB indiquent que dans le cas d’une dégradation très forte des livraisons de gaz la baisse du PIB pourrait atteindre -5% pour l’Italie, -2,8% pour l’Allemagne, -2,5% pour l’Autriche et -1,3% pour la France. Ces chiffres sont en réalité «optimistes». Ils n’intègrent pas les effets de «second tour» induits par la baisse de croissance chez les voisins et négligent les usages industriels (hors énergie) du gaz. L’impact sur le PIB pourrait donc être bien plus fort que ce que le FMI a estimé. L’Allemagne pourrait connaître une chute de -3% à -4% de son PIB. Par ailleurs, ceci se combine avec une forte accélération de l’inflation, +7% en France pour la fin de 2022, près de 9% en Allemagne, au-dessus de 10% en Italie. Cette poussée d’inflation a d’ailleurs contraint la Banque centrale européenne à augmenter ses taux, ce qui est contradictoire avec la nécessité de lutter contre la probable récession de l’an prochain.
L’économie russe a bien été touchée par les sanctions, probablement les plus importantes prises contre un pays sauf les cas de l’Iran et de la Corée du Nord. Mais, les capacités de résistance de la Russie étaient très supérieures à ces deux pays. L’économie russe est en train de surmonter le choc et retrouvera probablement le chemin de la croissance en 2023. Par contre, pour les pays de l’UE, s’ouvre une période de grande incertitude que ce soit pour l’inflation ou pour la croissance.
Jacques Sapir