Comment le président d'un pays du Sud partageant plus de 3 000 kilomètres de frontière avec les Etats-Unis, qui en défend la souveraineté, rejette les ingérences étasuniennes en Amérique latine – notamment à Cuba et au Venezuela –, et veut accorder l'asile à Julian Assange, peut-il entretenir de bonnes relations avec le locataire de la Maison Blanche ? Pour bien moins que cela, Washington traite avec la plus grande hostilité certains dirigeants qui lui tiennent tête. Pourtant, au Mexique, un homme affirme son style. Au pouvoir depuis 2018, le président Andrés Manuel Lopez Obrador, dont les initiales AMLO lui font office de surnom, revendique sa différence.
Les deux pays sont imbriqués et interdépendants, c'est quasiment un fait d'ADN
Les choses ont commencé fort entre lui et Joe Biden. AMLO a été l'un des derniers dirigeants à féliciter le nouveau président américain élu, en mettant six semaines à lui expédier une formule de congratulations lapidaire avant de lui dire dans la foulée tout le bien qu'il pensait de son prédécesseur lors de leur première conversation téléphonique le 19 décembre 2021.
A cette occasion, il lui expose également ce qui fait selon lui le secret de bonnes relations bilatérales : que Washington reste en dehors des affaires intérieures mexicaines. Impliqué dans la politique de son pays depuis les années 1970, AMLO loue le principe de non-intervention et d’autodétermination des peuples. Dans ces domaines, selon lui, Donald Trump, avec qui il a signé un traité de libre-échange, a respecté le Mexique. Ce qui n'a pas empêché AMLO de contrarier l'administration Trump en formalisant, par exemple, sa proposition d'offrir l'asile au journaliste Julian Assange, poursuivi par les Etats-Unis, dans une lettre envoyée à l'ex-président en décembre 2020.
Doctrine Estrada vs. doctrine Monroe
AMLO est-il un OVNI dans le paysage latino-américain compte tenu du type de relation qu'il parvient à imposer, ou est-ce la position géographique du Mexique qui fait que Washington ne peut raisonnablement pas se brouiller avec ses dirigeants ? Pour Christophe Ventura, directeur de recherches sur l'Amérique latine à l'Iris, la réponse est une synthèse des deux. «Lopez Obrador s'inscrit dans certains fondamentaux de la politique mexicaine qu'on avait un peu oubliés depuis quelques décennies», explique-t-il à RT France, se référant aux dirigeants récents du Mexique, volontiers «plus serviles» envers Washington.
AMLO s'inscrit lui dans la «doctrine Estrada, tradition politique mexicaine de non-ingérence, de respect de la souveraineté des Etats pour défendre la sienne, contre les prétentions hégémoniques». Une doctrine délaissée par ses prédécesseurs. Constituant l'idéal diplomatique mexicain, elle tire son nom de Genaro Estrada, ministre des Affaires étrangères qui fixa en 1930 les principes de non-intervention, d’autodétermination des peuples et de règlement pacifique des conflits. C'est la «contre doctrine Monroe» – du nom du président républicain James Monroe (1817-1825). Réactualisée au XIXe puis au XXe siècle, cette doctrine revêt un caractère impérialiste revendiqué avec un effort permanent d'influence militaire, économique et politique sur le sous-continent américain.
Les chantiers incontournables
A son arrivée au pouvoir, Joe Biden a de son côté exprimé ses meilleures intentions concernant son voisin du sud, soulignant «la nécessité de revitaliser la coopération entre les Etats-Unis et le Mexique, pour garantir une migration sûre et ordonnée, contenir le Covid-19, régénérer les économies de l’Amérique du Nord et sécuriser» la frontière commune. Des chantiers incontournables pour les deux pays, chose que les présidents étasuniens ont bien intégrée : une crispation ouverte avec le Mexique n'est dans l'intérêt de personne.
Comme le rappelle Christophe Ventura, «le Mexique fait partie intégrante de l'Amérique du Nord et la vie économique et politique intérieure mexicaine est indissociable des Etats-Unis». Les dossiers les plus urgents et les plus importants qui déterminent la vie intérieure mexicaine sont d'abord liés au puissant voisin du nord : 80% des exportations mexicaines prennent en effet le chemin des Etats-Unis, le narcotrafic et la criminalité transfrontaliers sont des problématiques communes, le problèmes des armes qui circulent au Mexique en provenance des Etats-Unis, et la question migratoire avec le Mexique comme seul point de passage terrestre depuis l'Amérique centrale, font que «les deux pays sont imbriqués et interdépendants, c'est quasiment un fait d'ADN», analyse Christophe Ventura.
Premier partenaire des USA dans la région, «le Mexique est une zone très importante pour beaucoup de secteurs de l'industrie américaine avec les maquiladoras [usines situées à la frontière nord du Mexique qui assemblent à bas coût des produits d'exportation] et les sous-traitances, ce qui permet aux Américains de rester relativement compétitifs par rapport aux Chinois puisqu'ils ont la possibilité de délocaliser», explique-t-il.
On l'a compris, la position géostratégique du Mexique fait qu'il est très compliqué pour Washington de se fâcher avec son voisin. «AMLO utilise cela pour essayer d'orienter les relations dans quelque chose qui soit plus favorable à l'Amérique latine», observe Christophe Ventura.
Car Mexico a des moyens de rétorsion sur les Américains. «Si AMLO rompait la coopération en matière de trafic de drogue ou de pression migratoire, les Etats-Unis seraient dans une situation compliquée», résume le chercheur. La communauté mexicaine aux USA, estimée à plus 30 millions d'habitants, très organisée et très active peut également constituer un outil de pression pour le dirigeant mexicain, qui n'ignore rien de ces leviers de négociation.
«Le maillon intermédiaire entre la puissance étasunienne et l'Amérique latine»
Fort de ces constats, Andrés Manuel Lopez Obrador s'est déployé à l'international en s'efforçant de faire jouer au Mexique un rôle important dans la région : «Les Mexicains se vivent traditionnellement comme le maillon intermédiaire entre la puissance étasunienne et l'Amérique latine», explique Christophe Ventura. Un intermédiaire qui «peut faire tampon, faciliter les relations entre l'administration américaine et le reste de l'Amérique latine». Et plus que ses prédécesseurs, AMLO souhaite se positionner de manière active et avoir un leadership accru sur les relations avec le Sud. «AMLO veut d'un côté négocier avec les Américains, répondre à certaines de leurs exigences et de l'autre côté qu'ils appliquent et soutiennent sa feuille de route pour le développement avec des investissements en Amérique centrale, notamment dans le triangle d'or (Honduras, Guatemala, Salvador), au niveau agricole, social, afin d'essayer de tarir les flux de migrants qui passent par le Mexique pour aller aux Etats-Unis», détaille Christophe Ventura pour RT France.
Concernant l'Amérique du Sud, AMLO «ne propose pas une diplomatie militante mais pragmatique», selon le chercheur qui estime que le président mexicain «veut contribuer à un apaisement des crises régionales en particulier au Venezuela, en prônant la non-ingérence».
La Celac pour remplacer l'OEA dominée par Washington
Si, comme mentionné plus haut, au niveau intérieur, Mexique et Etats-Unis ne peuvent gouverner l'un sans l'autre et s'en accommodent comme ils peuvent, au niveau régional et international, AMLO a bien l'intention de mener la politique qu'il entend, quitte à froisser parfois Washington.
Aucun Etat n’a le droit de soumettre un autre pays
Ainsi, en septembre 2021, il proposait aux pays latino-américains de s’émanciper des Etats-Unis en redonnant vie à la Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes (Celac) lors d'un sommet à Mexico. Son but revendiqué : affaiblir l’Organisation des Etats américains (OEA), dominée par Washington, qu'AMLO veut remplacer par un organisme «vraiment autonome» et «qui ne soit le laquais de personne».
L’arrivée surprise à ce sommet du président vénézuelien Nicolas Maduro, qui ne voyageait plus depuis plusieurs mois et dont le gouvernement est la cible de l'OEA, a été vue comme une application de la part d'AMLO de la doctrine Estrada et un pied de nez à Washington. Le Venezuela est souverain, on ne s'y ingère pas, Maduro est le président du pays, il s'y rend comme tous les autres. Mexico a choisi une posture de neutralité dans le dossier, tout en refusant de reconnaître Juan Guaido, opposant autoproclamé chef de l’Etat vénézuélien. En revanche, des négociations entre le gouvernement vénézuélien et l'opposition se sont ouvertes en août à Mexico, suspendues depuis.
Le président mexicain a en outre accueilli en grande pompe à la même période, mi-septembre, le président cubain Miguel Diaz-Canel invité d'honneur du défilé militaire célébrant le 211e anniversaire du début de la lutte pour l'indépendance du Mexique. En sa présence, AMLO a appelé Joe Biden à «lever l’embargo contre Cuba, car aucun Etat n’a le droit de soumettre un autre pays».
Observant le manège en silence, le locataire de la Maison Blanche n’a pas réagi à l’initiative mexicaine entourant la Celac et le bicentenaire. L'affront infligé à l'interventionnisme étasunien par son partenaire mexicain n'a toutefois pas empêché Joe Biden d'adresser au même moment un chaleureux message de félicitations à Lopez Obrador pour la fête nationale, déclarant que Mexico était l'«un des partenaires les plus appréciés» de Washington.
«Relation transactionnelle»
«Par rapport aux précédents dirigeants du Mexique, AMLO est le plus exigeant dans son rapport aux Etats-Unis», observe Christophe Ventura, qui qualifie cette relation de «transactionnelle» : «Ce n'est pas la relation d'une province conquise à l'empire, ni une relation de fascination contrairement à une bonne partie de l'élite mexicaine qui est complètement américanisée», détaille-t-il.
Populaire à plus de 60% dans les enquêtes d'opinion comme le rapporte l'AFP, AMLO s'est récemment fait remarquer par des positions critiquées sur la gestion de l'épidémie de Covid, ou encore pour avoir insisté afin d'organiser un référendum révocatoire destiné à consolider sa gouvernance. Il s'agit pour lui de défendre la démocratie participative, afin que «le peuple ait toujours les rênes du pouvoir entre les mains». Début décembre, à l'occasion du troisième anniversaire de son arrivée au pouvoir, il a annoncé une hausse du salaire minimum de 22% pour l'année 2022. «Cela signifie que pendant notre mandat, l'augmentation du salaire minimum a été de 65% en termes réels», a-t-il assuré.
Vieux routier de la politique mexicaine, AMLO est un dirigeant de centre-gauche, «un social-démocrate, un keynesien qui croit à l'économie de marché et qui pense que l'Etat a un rôle de régulateur. C'est un développementaliste, ce qui lui vaut les critiques d'une partie de la gauche», résume Christophe Ventura. Avec les Etats-Unis, «c'est du donnant donnant. AMLO a le sens de l'histoire longue et il a compris que certains dossiers politiques ou géopolitiques peuvent lui permettre d'affirmer sa force ou de cultiver sa différence.» Autant de leviers de manœuvre dont ne disposent pas de nombreux gouvernements latino-américains, qui affirment leur politique souverainiste et anti-impérialiste dans l'adversité, subissant des sanctions économiques draconiennes de la part de Washington.
Meriem Laribi