Alors que les Etats-Unis retirent leur dernier soldat de Kaboul ce 31 août, date butoir fixée par l'administration américaine pour quitter l'Afghanistan après 20 années de présence, la question se pose de savoir si les forces françaises pourraient laisser une situation similaire au Sahel sept ans après le commencement de l'opération Barkhane et sa fin annoncée pour le premier trimestre 2022.
Une forme d'enlisement, des préoccupations de politique intérieure, une lutte contre le terrorisme islamiste, d'importants enjeux diplomatiques et parfois économiques, des Etats déstabilisés qui peinent à contrôler leurs frontières...
Les similitudes entre la situation de la France au Sahel et celle des Etats-Unis en Afghanistan ne manquent pas et l'annonce d'Emmanuel Macron de repenser l'engagement militaire hexagonal de Barkhane le 10 juin 2021 résonne encore comme une réduction de la voilure, tandis que les Taliban ont repris en quelques semaines l'Afghanistan à la faveur du départ précipité des Américains au cours du mois d'août.
Dans une déclaration ce 31 août, le porte-parole des Taliban, Zabihullah Mujahid, a d'ailleurs revendiqué depuis l'aéroport de Kaboul à propos du départ américain : «C'est une grande leçon pour d'autres envahisseurs et pour notre future génération. C'est aussi une leçon pour le monde.»
Comparaison n'est pas raison
Pourtant, la comparaison s'arrête là. Le chef d'Etat français s'en défend d'ailleurs dans un article publié par le Journal du dimanche le 25 août et précise la stratégie de Paris au Sahel : «La France ne se désengage pas, comme je l'entends dire à tort. Mais la France va au bout de sa logique, se concentre principalement sur le combat antiterroriste en soutien aux Etats. Dans la durée, cette mission ne peut continuer qu'avec la solidité des Etats et des administrations des pays du G5 Sahel. Ce n'est pas à nous de le faire. Je ne crois pas au state building : ce n'est pas aux Occidentaux d'aller construire un Etat au Mali, c'est aux Maliens de le faire dans les zones que l'on libère de l'emprise terroriste. Je le dis pour éviter toute ambiguïté, pour éviter qu'une forme de confort s'installe, qui ferait que notre présence militaire aide à justifier les carences d'un retour de l'Etat. Nous avons donc tiré au Mali les conséquences avant l'heure de ce qu'on a vu en Afghanistan.»
Une fois n'est pas coutume, Emmanuel Dupuy est en accord avec ces propos d'Emmanuel Macron, ainsi qu'il le confie à RT France : «Pour une fois que je suis d'accord avec le président Macron, je le dis. Quand il affirme que la France se redéploie au Sahel et se redimensionne en passant de 5 100 à 2 500 militaires en 2023, c'est effectivement une adaptation à la situation sahélienne et pas un départ.»
La France n'a jamais dit qu'elle quitterait le Sahel, c'est une vue de l'esprit !
Enseignant en géopolitique et président de l'Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE, un réservoir d'idées spécialisé dans les questions de défense et de sécurité), Emmanuel Dupuy est également passé par le ministère de la Défense.
Interrogé sur l'opération Barkhane, il rappelle la position et l'engagement de la France au Sahel : «La France n'a jamais dit qu'elle quitterait le Sahel, c'est une vue de l'esprit ! Elle renforce ses positions militaires dans certaines zones et elle se redéploie, elle migre pour répondre à une menace terroriste qui commence d'ailleurs à plier face aux forces antiterroristes.»
L'expert en géopolitique réfute donc toute thèse tendant à tracer des parallèles exagérés entre les situations sécuritaires afghane des Américains et sahélienne des Français : «Déjà, la France est sortie d'Afghanistan en décembre 2014, alors on ne peut pas comparer les deux agendas. Par contre, les Allemands et les Britanniques avaient respectivement un millier et 800 soldats sur ce territoire, par exemple.»
Et de souligner : «La France n'était même plus en position de soutien financier de l'opération internationale et notre ambassade en Afghanistan était réduite à son plus simple appareil avec seulement quatre diplomates sur place.»
«Light footprint» : la France américanise son art de la guerre en Afrique
Emmanuel Dupuy concède toutefois une relative américanisation de la manière militaire française, notamment «une dronisation» de la guerre au Sahel, avec une dimension aéroportée de plus en plus en fréquente, pour faire face à un ennemi très mobile et dispersé sur un immense territoire, qui tend même à dépasser les limites sahéliennes dorénavant.
La fin de l'opération Barkhane et le lent avènement de la task force Takuba, lancée à l'été 2020, signe également un recours accru aux forces spéciales européennes, mais son essor réel peine encore à convaincre.
Emmanuel Dupuy pointe ici un dilemme : «Il est logique de basculer de Barkhane vers Takuba, c'est intelligent. Mais cette opération reste sous commandement français avec des Européens. Il ne s'agit pas réellement d'une opération européenne et nous demandons à nos partenaires de nous suivre.»
Et de comparer les styles français et américain, les premiers s'inspirant des seconds à certains égards : «Les Américains pensent tout en sous-traitance et contracting. Ils prônent le light footprint au Sahel : davantage de drones, d'aéromobilité, d'hélicoptères et de forces spéciales.»
Si certaines stratégies made in Washington sont retenues, en revanche, la France n'ira probablement pas jusqu'à abandonner son modèle d'armée régalienne d'Etat. D'ailleurs, Emmanuel Dupuy rappelle qu'elle ne le peut pas, puisque la législation s'y oppose : «Les Français sont rétifs à l'externalisation et au recours aux SMP [sociétés militaires privées], alors que les Américains et l'ONU et surtout les Russes pensent dorénavant la guerre de cette façon. Mais la France l'a interdit depuis 2003.»
La loi n° 2003-340 du 14 avril 2003 relative à la répression de l'activité de mercenaire l'interdit effectivement. Mais, si cette pratique n'est pas du tout entrée dans les mœurs françaises, elle est en revanche très en vogue à l'étranger... A tel point que, comme le décrit Emmanuel Dupuy, des vétérans français vont travailler pour des sociétés étrangères sur des théâtres où la France est active.
L'enseignant précise : «La France excelle dans les domaines du déminage et de la dépollution des territoires après les conflits. Elle pourrait s'appuyer sur cette expertise, dans laquelle nous comptons parmi les meilleurs au monde. Mais, au lieu de cela, ce sont des entreprises anglo-saxonnes qui emploient des anciens des forces françaises.»
Loin de partir d'Afrique, la France va être très impliquée
La France quitterait-elle le Sahel comme les Etats-Unis ont quitté l'Afghanistan ? Malgré une tendance vague à l'américanisation de l'art de la guerre qui ne touche pas que l'armée française, de nombreux indicateurs font pencher pour une réponse négative.
L'extension manifeste du djihadisme en Afrique, au-delà des frontières du Sahel, notamment vers la Côte d'Ivoire, au Bénin, au Soudan, au Sénégal et même au Mozambique, implique d'ailleurs un recours très probable aux forces française et des nations européennes dans les années à venir. Et il faut ajouter à cette donnée la proximité géographique de l'Afrique avec la France.
Autre front sécuritaire préoccupant, Emmanuel Dupuy souligne que le golfe de Guinée est devenu à son tour une source de difficultés en mer parce que la zone a été quelque peu délaissée, au profit de fauteurs de troubles et de nouveaux acteurs de la piraterie : «On fera peut-être un grand G5 maritime à l'avenir...» propose déjà l'enseignant. C'est entendu : la France restera en Afrique.
Antoine Boitel