La Chine s'apprête à placer en orbite terrestre la première pièce de son «palais céleste», traduction littérale de «Tiangong», soit le nom du programme de développement des stations spatiales du pays, âgé de presque trois décennies.
Pékin entend ainsi accueillir, dans ses propres infrastructures orbitales, les pays qui souhaitent y envoyer des spationautes au service de la recherche scientifique. Pour rappel, l'avenir de l'actuelle station spatiale internationale (ISS), qui s'impose pour l'heure comme la principale vitrine d'une coopération mondiale dans le domaine, est progressivement redéfini sur les plans technique, stratégique et budgétaire. Dans un contexte d'obsolescence croissante des composants de la station, Washington a par exemple déjà annoncé son ambition de mettre fin au soutien fédéral direct pour l'ISS, afin d'y privilégier les investissements privés.
Une dynamique de puissance et de progrès sur tous les plans
Sans surprise, l'arrivée en orbite de Tiangong 3 annonce autant d'espoirs en matière expérimentale que de tensions géopolitiques. En effet, au-delà des multiples expériences scientifiques qui seront menées sur la station, cette aventure initiée par la Chine correspond à un prolongement extra-atmosphérique de l'émergence d'un monde multipolaire, dans lequel Pékin fait preuve d'«une dynamique de puissance et de progrès sur tous les plans», comme le résume pour RT France Régis Chamagne, ancien colonel de l'armée de l'air et auteur spécialiste en stratégie aérienne.
Décollage imminent
Succédant aux prototypes Tiangong 1 et 2 qui, lancés en 2011 et 2016, ont respectivement navigué au dessus de nos têtes pendant cinq et trois ans, l'assemblage de Tiangong 3 est prévu autour d'un module central baptisé «Tianhe», qu'on pourrait traduire par «harmonie des cieux».
16,6 mètres de long pour un diamètre de 4,2 mètres : l'imposant cylindre de 22 tonnes est équipé d'un système de support de vie qui lui permettra d'accueillir dans un premier temps trois taïkonautes – terme utilisé pour désigner les occupants d'un vaisseau spatial chinois. Le module est également doté d'une propulsion nécessaire au juste maintien de l'ensemble de la future station dans son orbite, ainsi que d'un système d'amarrage qui servira notamment à y raccorder deux laboratoires spatiaux, Wentian et Mengtian, comme l'explique la télévision chinoise dans une vidéo consacrée à Tiangong 3.
Le module – ainsi qu'une fusée Longue Marche 5, qui doit le propulser en orbite – se trouve déjà sur la base de lancement de Wenchang, dans le sud-est de la Chine, après y avoir été acheminé par voie maritime depuis Tianjin, presque 3 000 kilomètres plus au nord, où ses composants ont été fabriqués. Son décollage est imminent : selon la presse spécialisée, il pourrait avoir lieu dès la mi-avril.
A l'instar de l'ISS, Tiangong 3 devrait naviguer autour de la Terre sur une orbite située entre 300 et 400 kilomètres d'altitude, pour une période envisagée de 10 ans.
Coopérations en vue
Au terme de son assemblage en orbite, qui devrait être complété d'ici 2022, la station chinoise accueillera de multiples expérimentations menées par différents pays comme la Russie, l'Inde, le Japon, la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Suisse, la Pologne, la Belgique, la Norvège, le Pérou ou encore le Kenya. Comme sur l'ISS, les projets toucheront à différents domaines, allant de l'observation astronomique au développement de technologies spatiales, sans oublier l'étude des sciences de la Terre ou encore des expériences en microgravité, indispensables pour anticiper les conditions de futurs vols habités interplanétaires.
Utilisation pacifique de l'espace ; égalité dans le partage des résultats obtenus ; développement conjoint
La Chine avait invité dès 2016, via le Bureau des affaires spatiales de l'ONU, les pays membres des Nations unies à utiliser sa future station en respectant les principes suivants : «utilisation pacifique de l'espace ; égalité dans le partage des résultats obtenus ; développement conjoint.» Selon la presse spécialisée, l'agence spatiale chinoise avait déjà reçu, fin 2018, une quarantaine de propositions émanant de 27 pays.
De façon globale, cette aventure spatiale n'est pas sans rappeler la stratégie de Pékin en matière de partenariats et d'alliances. «La Chine exerce clairement sa puissance dans une perspective d'expansion mais en respectant le principe gagnant-gagnant. Il n'est pas question de philanthropie, ce sont les intérêts communs qui prévalent», estime l'analyste politique Bruno Guigue.
Revanche du mouton noir de l'orbite basse
A la fin des années 1990, la Chine s'est vue refuser sa demande de participation à l'ISS, l'Administration spatiale nationale chinoise (plus connue sous son acronyme anglais CNSA) étant alors considérée par certains comme trop novice dans le domaine pour être de la partie.
L'ISS n'a pas été conçue pour la confidentialité
Redoutant un transfert de technologies pouvant bénéficier à Pékin, le congrès américain a même choisi en 2011 d'interdire à la Nasa toute collaboration avec la Chine ou une quelconque société chinoise, une telle décision excluant définitivement Pékin des programmes de l'ISS.
«L'ISS n'a pas été conçue pour la confidentialité. Et quand vous faites du spatial, il y a forcément des technologies très proches du militaire, qui est un secteur où les craintes de transferts de technologies sont particulièrement prégnantes», explique un expert de l'industrie aérospatiale contacté par RT France.
Fait notable, l'idée même d'une station indépendante de la Chine n'est pas liée à l'exclusion de Pékin des programmes de l'ISS mais remonte aux prémices de la création de la CNSA qui a vu le jour le 11 avril 1993. «Dès le départ, avec ou sans l'ISS, la Chine a été claire dans sa volonté de maîtriser entièrement le vol habité, de la réalisation de vols complets à l'exploitation d'une station spatiale», souligne notre interlocuteur.
Constat également développé par Bruno Guigue qui relie avant tout l'ascension spatiale de la Chine à «la volonté de Pékin de démontrer sa capacité à rattraper, voire dépasser technologiquement les Etats-Unis : cette logique de rattrapage remonte à la naissance de la République populaire de Chine», souligne cet ancien haut-fonctionnaire au ministère de l'Intérieur. «Une caractéristique majeure du régime chinois, généralement incomprise en Occident, c'est sa vision à long terme qui lui permet de planifier son développement», insiste encore le politologue, en référence aux grands plans quinquennaux de Pékin, destinés à réaliser «un socialisme aux caractéristiques chinoises».
Crispations à Washington
La multitude des coopérations à venir sur Tiangong 3 n'a pas manqué de faire réagir l'administration américaine. «[Les Chinois] sont rapidement en train de promouvoir [leur station spatiale] auprès de tous nos partenaires internationaux, dans lesquels nous avons tant investi», a par exemple déploré en septembre 2020 l'ex-directeur de l'agence spatiale américaine, Jim Bridenstine. «Ce serait tragique, après tout ce temps et tant d'efforts, d'abandonner l'orbite terrestre basse et de céder ce territoire [à la Chine]», avait-il également déclaré.
«Le Congrès nous a interdit toute discussion bilatérale avec la Chine», a encore rappelé, le 1er février 2021, son successeur par interim, Steve Jurczyk. Pour rappel, la Chine est confrontée de façon récurrente à des manifestations d'hostilité de la part de Washington, les deux puissances ayant pleinement intégré une dimension militaire au-delà de la guerre économique dans laquelle elles s'affrontent.
Dans les faits, en revendiquant ouvertement la volonté de conserver une domination de la conquête de l'espace, la stratégie américaine diffère de celle de la Chine. «Si les Chinois laissent le monopole de la conquête spatiale aux Américains, ils ne pourront pas atteindre leur objectif de devenir la première puissance économique et militaire mondiale d'ici 2049 [soit l'année qui doit marquer le premier centenaire de la République populaire de Chine], qu'ils visent non pas pour conquérir la planète, mais pour devenir le pivot d'un monde multipolaire incluant des alliances en tout genre avec d'autres puissances», souligne Bruno Guigue selon qui la Chine, en convergence avec d'autres puissances comme la Russie, participent à «démanteler peu à peu l'hégémonie américaine pour que la planète respire sur le plan géopolitique».
Il y a quelque chose de religieux, comme si les Américains pensaient que Dieu leur avait confié la mission de dominer le monde advitam æternam
En outre, Régis Chamagne avance de son côté l'idée qu'un sentiment américain d'exceptionnalisme divin pourrait expliquer, du moins en partie, l'attitude de Washington face au réveil spatial chinois. «Il y a quelque chose de religieux, comme si les Américains pensaient que Dieu leur avait confié la mission de dominer le monde advitam æternam : ils ressentent comme une injustice tout ce qui peut contrecarrer leur domination, tout ce qui confronte l'administration américaine à une perte de suprématie dans un domaine ou dans un autre», confie cet ancien colonel de l'armée de l'air qui, d'un autre côté, ne minimise pas la stratégie de «copie à grande échelle» qui a permis à Pékin de rattraper plusieurs retards technologiques : «La Chine s'est déjà bien nourrie des avancées technologiques des autres pays pour lancer son propre développement.»
Guerre froide 2.0 ?
En s'apprêtant à placer dans l'espace extra-atmosphérique sa station habitée Tiangong 3, Pékin est sur le point d'asseoir son influence en orbite basse, au grand dam de l'administration américaine.
Après le mandat de Donald Trump marqué par une montée des provocations entre Washington et Pékin, l'administration Biden a beau afficher une volonté de calmer le jeu, les ambitions américaines de dominer la conquête de l'espace restent incompatibles avec le rôle qu'entend jouer la Chine en la matière.
La doctrine Pompeo pourrait bien avoir transfusé dans l'administration Biden
Va-t-on assister à un nouveau souffle en orbite basse ou à une escalade de tensions, voire une logique de blocs, caractéristique de la guerre froide ? En tant que telle, «la station spatiale chinoise n'est pas une menace», considère Régis Chamagne. «On est dans une guerre froide enclenchée par Washington et, en dépit des apparences, la doctrine Pompeo pourrait bien avoir transfusé dans l'administration Biden», estime pour sa part Bruno Guigue.
Fait notable, entre les traditionnelles ambitions américaines de suprématie et une ascension spatiale chinoise plus récente, le Vieux continent est pour l'heure nettement plus tourné vers l'Ouest – notamment sur le volet commercial, via d'importants partenariats entre acteurs clés du secteur –, sans pour autant avoir définitivement repoussé la main tendue de Pékin dans le cadre de ses futurs projets.
Fabien Rives