Après le Mexique, l'Argentine et la Bolivie, l'Equateur va-t-il revenir à gauche de l'échiquier politique latino-américain ? 16 candidats se présentent au premier tour de l'élection présidentielle du 7 février, qui se tient en même temps que les élections législatives qui renouvelleront les 137 députés de l’Assemblée nationale. En tête des sondages pour la présidentielle, trois hommes ont toutes leurs chances de se retrouver au second tour. Et comme l'écrit l'ancien ministre des Affaires étrangères de l’Equateur, Guillaume Long, dans Le Monde diplomatique, à travers ces trois candidats, les Equatoriens vont devoir choisir entre «trois projets» pour l'avenir de leur pays, laissé dans une profonde crise économique par le président sortant Lenin Moreno qui ne se représente pas. Et pour cause : la candidate de son parti, Ximena Peña, est créditée de moins de 1% des suffrages par les sondages.
Pays endetté et PIB en chute libre
Alors qu'il avait été élu en 2017 pour poursuivre la «révolution citoyenne» engagée par son prédécesseur Rafael Correa (2007-2017) dont il avait été le vice-président, Lenin Moreno a rapidement fait volte-face, mettant en œuvre des réformes d'austérité qui ont été saluées par le Fond monétaire international (FMI) et l'ont aidé à revenir dans les bonnes grâces de Washington. Dès sa prise de pouvoir, il annonçait ainsi deux milliards de dollars de coupes budgétaires et privatisait un certain nombre d’entreprises publiques.
A l'international, on retiendra de Lenin Moreno le lâchage en règle du journaliste Julian Assange le 11 avril 2019, alors que celui-ci était réfugié dans l'ambassade d'Equateur à Londres. Un revirement survenu quelques jours après que Wikileaks eut publié des documents compromettants intitulés «Ina Papers» mettant en cause Lenin Moreno et sa famille, soupçonnés d'avoir trempé dans une affaire de corruption leur ayant permis de s'enrichir via des comptes d'entreprises fictives basées au Panama.
Le fondateur de Wikileaks, qui jouissait de la citoyenneté équatorienne, se l'est vu retirer par Moreno. Par ailleurs, d'aucuns, à l'instar de Rafael Correa, estiment que cet abandon d'Assange participait d'un accord en vertu duquel Moreno a pu prétendre à un prêt du FMI d'un montant de 10,2 milliards de dollars.
Tous les candidats à la magistrature suprême s’entendent sur une urgence : rompre avec Lenin Moreno
En plus de la trahison spectaculaire des idéaux pour lesquels il avait été élu, Lenin Moreno laisse un bilan économique pour le moins inquiétant : le PIB a plongé de près de 9% en 2020 et le taux de chômage s'élevait à 8,59% en septembre. Embourbé dans une crise économique aggravée par l'épidémie de coronavirus, Lenin Moreno a tenté de s'en sortir en misant sur l'austérité. Ainsi, comme le rapporte Guillaume Long, en 2020, «le budget de l’éducation nationale, qui avait déjà été réduit en 2019, a été amputé de 25%» et les dépenses de l’Etat réduites de quatre milliards de dollars. Moreno a également légiféré pour flexibiliser le droit du travail. «Dorénavant, les employeurs pourront changer les contrats de façon unilatérale et modifier les heures – et horaires – de travail à leur guise. Ainsi, donc, que les salaires de leurs employés», explique l'ancien ministre de Correa. Quant à la dette externe, elle est passée d'environ 26,8 à 42,3 milliards de dollars (44% du PIB) entre l'arrivée au pouvoir de Lenin Moreno en mai 2017 et novembre 2020, selon les données les plus récentes de la Banque centrale.
Le résultat de ce bilan est sans appel : «Tous les candidats à la magistrature suprême s’entendent sur une urgence : rompre avec Lenin Moreno», note Guillaume Long.
Le corréiste, l'ex-banquier et le militant indigène
Parmi les 16 candidats qui se présentent à l'élection présidentielle de ce 7 février, trois ont de sérieuses chances d'être au second tour, mais l'un d'entre eux, Andrés Arauz, le candidat soutenu par l'ancien président Rafael Correa – dans l'interdiction de se présenter en raison d'une condamnation pour corruption dont il dénonce la nature politique–, a potentiellement des chances de l'emporter dès le premier tour. En effet, comme en Bolivie, la Constitution équatorienne prévoit que si un candidat obtient plus de 40% des suffrages et un écart de 10 points avec le deuxième candidat, il est alors élu dès le premier tour. Au moins trois sondages créditent Arauz de 39 à 41,4% dès le premier tour. Dans ce dernier cas, il serait victorieux dès ce 7 février.
S'il est élu, Andrés Arauz sera l'un des plus jeunes présidents au monde. Il fêtera en effet ses 36 ans la veille de l'élection. Economiste reconnu, ce corréiste de la première heure, peu connu du grand public il y a encore quelques mois, a été ministre de la Culture (2015-2017) et directeur général de la Banque centrale de l'Equateur (2009-2011).
Son profil, plus axé technique qu'idéologie, a été choisi par la gauche corréiste pour faire face à la conjoncture économique actuelle. Le principal défi du prochain gouvernement, qui prendra ses fonctions le 24 mai, sera en effet de réduire un déficit budgétaire qui avoisine les cinq milliards de dollars. Afin de réactiver une économie durement frappée par la pandémie, Andrés Arauz prévoit, entre autres, de verser 1 000 dollars à un million de familles durant son premier mois au pouvoir.
Deuxième dans les sondages, l'ex-banquier et homme d’affaires Guillermo Lasso, issu du mouvement libéral-conservateur CREO, est pour sa part crédité à 30% des intentions de vote. Candidat de la droite libérale, l'homme de 65 ans a déjà, à deux reprises, tenté de briguer la magistrature suprême. Battu au premier tour en 2013 par Correa et au second en 2017 par Moreno, il tente donc sa chance pour la troisième fois. S'il est élu, il promet la création d'un million d'emplois durant la première année de son mandat.
Loin derrière se trouve le leader et militant indigène et écologiste Yaku Perez qui arriverait troisième et affiche 10% des intentions de vote. En réalité, l'homme de 51 ans ne représente qu'une partie du mouvement indigène équatorien, très divisé, et plutôt l'aile droite de ce mouvement. Affichant une grande animosité envers le corréisme et la gauche latinoaméricaine en général, le surnommé «Yaku» avait ainsi qualifié l'ancien président bolivien indigène Evo Morales de «petit dictateur» au lendemain du renversement de celui-ci lors du coup d'Etat de novembre 2019. Il avait en outre appelé à voter pour Guillermo Lasso lors de la présidentielle de 2017. Ce dernier lui a récemment rendu la pareille en assurant qu'il appellerait à voter Yaku si toutefois celui-ci se retrouvait au second tour face à Andrés Arauz.
Rafael Correa polarise le débat
Si Andrés Arauz ne l'emporte pas dès le premier tour, le second risque de s'avérer compliqué pour les corréistes. Car si l'ex-président Rafael Correa est dans l'impossibilité de se présenter et qu'il ne figure sur aucun bulletin de vote, sa figure hante et polarise le débat politique en Equateur. Au pouvoir de 2007 à 2017, ce dirigeant charismatique de la gauche latino-américaine a pratiqué ce qu'il a appelé «le socialisme du XXIe siècle» : une politique sociale d'envergure marquée par des nationalisations des secteurs stratégiques, le triplement du budget consacré à la santé et à l'éducation, ainsi que le rejet de la dette «illégitime» et des politiques d'austérité préconisées par les institutions financières internationales, aboutissant par là même à une des plus fortes réductions des inégalités sociales sur le continent, à une éradication de l'analphabétisme et à l'augmentation de l’espérance de vie. Une politique sociale qui a suscité l'ire d'une partie des catégories aisées du pays.
Accusé et condamné par contumace pour corruption, il a été, ainsi que son gouvernement, la cible de ce qui a été qualifié par les partisans de Correa de «persécution judiciaire» sous l'ère Moreno.
En cas de second tour à la présidentielle, l'opposition à Rafael Correa fera sans doute front contre Andrés Arauz, et Guillermo Lasso pourrait bien en profiter. Pour la «révolution citoyenne» victorieuse de toutes les élections depuis 2007, une défaite serait un coup dur qui acterait la fin de l'ère Correa. Une victoire, au contraire, démontrerait le profond ancrage de cette politique au sein de la population équatorienne.
Meriem Laribi