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Lorsque les destins de la France et la Russie se croisent : les «Malgré-nous» sur le front de l’Est

Les «Malgré-nous». Philippe Wilmouth, docteur en Histoire, revient sur le destin de ces hommes incorporés de force dans l'armée allemande et envoyés sur le front de l'Est, et explique pourquoi il faut entretenir leur mémoire.

En août 1942, environ 130 000 hommes originaires d’Alsace et de Lorraine, ainsi que 10 000 Luxembourgeois, ont été envoyés sur le front de l’Est, en Russie, comme renforts à l’armée allemande. La plupart d’entre eux ne voulaient pas servir le Reich. Et, une fois en territoire ennemi, ils préféraient se rendre aux soldats soviétiques plutôt que de se battre. En tant que les prisonniers de guerre, beaucoup d’entre eux ont été envoyés dans un camp près de la station Rada, à 15 kilomètres de Tambov. Ces Français incorporés de force dans la Wehrmacht, connus sous le nom de «Malgré-nous», seront pendant des années considérés en France comme des engagés volontaires.

Philippe Wilmouth, docteur en Histoire, président de l’association pour la conservation de la mémoire de la Moselle en 1939-1945 et responsable du musée de la Moselle, revient pour RT France sur l’histoire de cette période dramatique.

RT France: Qui sont les Malgré-nous ?

Philippe Wilmouth (PW): Ce sont des gens, des hommes mais aussi des femmes (qu'on appelle «Malgré-elles»), qui en Alsace, en Moselle, ont été incorporés de force dans l’armée allemande. Ce terme de «Malgré-nous » existe déjà depuis les années 20. Mais en 1920, cela concernait les citoyens allemands puisqu'on était annexé de droit, alors qu’en 1942 on était annexé de fait. Donc on a dit qu’on avait incorporé des Français dans une armée ennemie, ce qui a été reconnu comme crime de guerre.

RT France: Pourquoi ce mouvement s’appelle-t-il ainsi ?

PW: Après la Première Guerre mondiale ce sont développées des associations d'anciens combattants pour obtenir des droits, des réparations, des décorations. Et il se trouve que les Alsaciens et Mosellans ne pouvaient bénéficier des lois car ils avaient porté l’uniforme allemand. Au cours d’une réunion d'anciens combattants, l'un d'eux, qui avait porté l’uniforme allemand, a fait remarquer aux soldats français qui étaient dans la salle que certains d'entre eux avaient été obligés de porter cet uniforme. Ils se sentaient français mais les circonstances avaient fait qu’ils avaient dû porter l’uniforme allemand. C’est un soldat français, un soldat bleu horizon, qui a inventé ce terme de «malgré-nous». L'association a existé jusqu’en 1940, quand les Allemands ont annexé la Moselle. Elle a alors été bien évidemment interdite. En 45, quand la guerre a cessé, ceux qui avaient été dans l’armée allemande ont réactivé l’association et ils ont gardé ce terme-là, surtout en Moselle. Les Alsaciens, leur association s’appelait plutôt «les incorporés de force». Et au Luxembourg, on les appelle les «enrôlés de force». Mais en Russie, je sais qu'on utilise plus volontiers le mot « malgré-nous » parce qu’il a une charge émotionnelle plus forte. En 2000, pour les femmes a été créé le terme de « malgré-elles ».

RT France: Combien de français se sont retrouvés dans le camp de la région de Tambov ?

PW: Pour les Alsaciens-mosellans, il y a eu à peu près 130 000 « incorporés de force » dans l’armée allemande. La plupart a été envoyée combattre à l’Est, essentiellement en Russie. Sur ces 130 000, on estime aujourd'hui à 15 000 ceux qui se sont retrouvés dans le camp. Ils ne s'y sont pas tous retrouvés du jour au lendemain, mais progressivement. Le gouvernement français de Londres a dit aux autorités soviétiques que parmi les prisonniers allemands se trouvaient des Français incorporés de force et qu’il serait bien de leur donner un statut spécial. C’est ce qui s’est passé à partir de fin 1943. On a crée au sein d’un camp qui existait déjà, le camp 188 à Tambov, un quartier pour les Français. On sait qu’au moment d’un premier transfert vers l'Algérie, en juillet 1944, ils étaient à peu près 1 800 dans le camp. Les russes en ont libérés 1 500 – les 300 qui n’ont pas été libérés étaient souvent des malades intransportables. Après juillet 1944 en sont arrivés d'autres, certains ont fait deux hivers, la plupart un. Parce qu’ils sont arrivé tardivement et le camp de Tambov a aussi servi de zone de transfert des Alsaciens-mosellans après la capitulation. 

RT France: Nous avons reçu des images faites par des prisonniers du camp de Tambov. Pouvez-vous raconter comment ces dessins ont été créés ?

PW: Il existe très peu d’images, de photographies du camp de Tambov. Ce qu’on connait nous, ce sont surtout des photographies qui correspondent au transfert du 16 juillet 1944 et qui était réalisées par les autorités russes. On a extrait de ces films de nombreuses photographies qui ne correspondent pas tout à fait à la réalité de la vie à Tambov, parce que ce transfert a aussi servi à la propagande. Et quand les Alsaciens-mosellans sont rentrés, certains ont voulu laisser une trace. Parmi eux, il y avait des artistes, des gens qui savaient dessiner. Et ils ont commencé à dessiner leur vécu, leur vie quotidienne. Il y a des dessins qui se ressemblent car ils se sont copiés les uns les autres. Mais cela s’est fait assez vite. En 1967, il y a eu en Alsace la première grande exposition sur le camp de Tambov. C’était un artiste alsacien qui était dans un camp russe, pas à Tambov, mais dans un camp russe. Avec les souvenirs des  anciens de Tambov il a fait une trentaine de grands dessins qui figurent pratiquement dans tous les livres sur Tambov. Aujourd'hui, on commence à trouver quelques photos dans les archives de Moscou. Mais c’est assez rare. 

RT France: Comment était la vie quotidienne dans le camp de Tambov ?

PW: Il faut avoir en tête ce qu’on appelle en Histoire la construction d'une mémoire «victimaire». C’est-à-dire que, quand la première association des anciens de Tambov a été créée en 1965, vingt ans après la guerre, on a commencé à indemniser les victimes du nazisme un peu partout en Europe. L’Allemagne indemnisait des victimes. Des anciens de Tambov ont voulu être reconnus comme victimes du nazisme, soulignant avoir telle ou telle maladie à cause de l'internement à Tambov. On a certainement grossi le trait. Dans tous les témoignages, on voit qu'il y a ceux qui ont été faits prisonniers, ceux qui se sont rendus aux Russes en disant : «Je suis français, je ne veux pas combattre avec les Allemands.» Ils espéraient être mieux traités, d’autant plus qu’il y avait toute une propagande du côté russe. On envoyait des tracts incitant les Alsaciens, les Mosellans, les Luxembourgeois, les Slovènes... à déserter, en disant : «On connait votre situation, venez vers nous, on vous accueillera comme des frères.» Mais ils ont eu la vie de n’importe quel prisonnier de guerre parce que je pense que les autorités soviétiques avaient d’autres problèmes. Notamment à Tambov, où la population autour du camp souffrait de la faim. C’était assez dur. En arrivant dans le camp il y avait un interrogatoire, des visites médicales faites par des médecins femmes qui n’ont pas forcement laissé de beaux souvenirs. Il faut aussi remplacer cela dans un contexte géographique. Les hivers sont plus rigoureux que chez nous même si on est à l’Est de la France. Les conditions naturelles de captivité étaient très difficiles parce qu’on est en Russie. On sait par exemple que les morts ne pouvaient pas être enterrés pendant l’hiver et étaient donc stockés dans une baraque. On a une collection d’objets rapportés de Tambov, et on sent bien que la préoccupation des prisonniers était la survie : gamelle, culière en boit, morceau de ferraille transformé en couteau, il y avait aussi des gens accros au tabac qui ont ramené ce qu’on appelle la «mahorka», ce tabac de substitution. Il y a un dessin qui, de manière assez symbolique, montre des gens en train de peser le pain. On pesait le pain pour que tout le monde ait la même chose. Pendant le printemps ils avaient des corvées, ce qui n’a pas laissé de bons souvenirs parce que c'était souvent dans des tourbières, donc des tâches très lourdes. Les Alsaciens-mosellans reprochent aux Russes de ne pas les avoir traités autrement que des autres prisonniers. Mais pour les Russes, c’était des soldant allemands. Et le fait d’être français pouvait compliquer les choses parce qu’on savait qu'il y avait des engagés volontaires français chez les Allemands. Il fallait faire la part des choses, il fallait trier, c’était assez compliqué. 

RT France: Des Russes ont-ils aidé les soldats français dans le camp?

PW: Dans toute période compliquée, des formes de solidarité se créent entre les hommes. Mais, comme je l’ai dit précédemment, la population qui se trouvait autour du camp avait elle-même très peu à manger. Certaine prisonniers de guerre sont restés en Russie après la guerre car ils y ont fondé leurs familles. Mais ça a été assez rare. 

RT France: Pourquoi les malgré-nous sont-ils parfois traités comme des oubliés de l’histoire ?

PW: Ce terme ne concerne que trois départements. Ces territoires ont souvent été l’enjeu des guerres. Et dans certaines régions de France, ils disent encore qu’on est des «bochs». Ça existe encore. Nous n'avons pas la même histoire que le reste de la France. On a vraiment une histoire différente. On n’a même pas été même pas un territoire occupé, on a été un territoire annexé. Cette histoire là n’est pas partagée par tous les Français. Donc on ne fait pas partie de l’histoire nationale. On a une histoire régionale. Bien sûr il existe toute une littérature sur cette histoire là mais elle a du mal à sortir de sortir des ces trois départements. Les Alsaciens et les Mosellans considèrent que le reste de la France ne les comprend pas. D’autant plus qu’il y a un événement important dans le construction de la mémoire des malgré-nous : la participation d'Alsaciens au massacre d'Oradour-sur-Glane en 1944. En 1953 ont été jugés des membres de ces unités qui ont participé au massacre. Sur le banc des accusés il y avait 21 personnes dont 14 Alsaciens. Parmi ces 14 Alsaciens il y avait un volontaire, les autres étaient des jeunes de 17 ans qui incorporés de force.

RT France: Quel était l’âge moyens des malgré-nous ? S'agissait-il uniquement d'hommes, ou y avait-il aussi des femmes ?

PW: C’était généralement des hommes, car c’était l’armée allemande. Mais des femmes ont été dans les services auxiliaires de l’armée, notamment dans la défense anti-aérienne. En Alsace ils ont mobilisé ceux nés entre 1908 et 1928, ce qui veut dire que les plus jeunes avait à peine 16 ans. Et en Moselle, ceux nés entre 1914 et 1927. La particularité de ceux nés entre 1908 et 1919 est qu'ils avaient déjà été dans l'armée française. 

RT France: Le 9 août 1998 un monument à la mémoire des malgré-nous a été inauguré à Tambov. Certains anciens combattants sont venus pour son inauguration. Pourquoi est-il nécessaire de restaurer et d'entretenir la mémoire de cette page difficile de l'Histoire des relations franco-russes ?

PW: La Seconde Guerre mondiale est tout de même un événement majeur du XXe siècle. Même avant 1998, dès qu’on a pu aller en URSS, des anciens ont voulu faire un pèlerinage sur leur lieu d’internement. Le pouvoir politique a aussi voulu manifester son intérêt pour ces anciens de Tambov. Et en 1998 il y a eu l’inauguration, avec la participation du ministre des anciens combattants, Jean-Pierre Masseret.

A Tambov, on est contents que les Français viennent pour se souvenir de ces moments dramatiques, mais on aimerait bien aussi qu'il viennent pour autre chose. Les autorités régionales et celles de Tambov cherchent maintenant à développer l’économie plutôt que la mémoire.

Il faut pas oublier aussi qu’il y a eu des morts. Sur à peu près 15 000 internés du camp de Tambov il y a eu environ 3 000 morts. L’hommage existe, bien sûr, mais quand vous allez là-bas, c’est quand même quelque chose de confidentiel. C’est un monument perdu dans une forêt, qui est en plus un terrain militaire. Ce monument a vraiment été fait pour les délégations venues d’Alsace-Moselle.

Il fallait qu’ils témoignent de cette France. Ils ont souffert en tant que malgré-nous mais ils ont aussi souffert en tant qu'internés du camp de Tambov. Et c’est surtout cette mémoire là qu’ils voulaient faire mettre en avant. 

RT France: Vous avez visité la région de Tambov deux fois. En quelle année? Qu'y avez-vous fait? 

PW: Je m’occupe d’un musée, c’est un musée bénévole de passionnés d’Histoire, et voilà 30 ans que je m’intéresse à cela. On a eu l’occasion de récupérer la collection de la Fédération des anciens de Tambov. Il y avait un autre musée à coté de chez moi, un musé de Tambov tenu par une autre association. On a certainement la plus belle collections d’objets concernant Tambov. Et en 2007, des délégations sont venues de Tambov après avoir appris l’existence de notre musée. Ils ont été très impressionnés par ce qu’on leur a montré. Puis, ils sont revenus avec l’ancien maire de Tambov, qui était historien de formation et qui a adoré ce qu’on faisait. Il m’a invité en avril 2019 à venir à Tambov. L’idée était aussi que je puisse leur monter une exposition permanente dans leur musée. J’y suis retourné en juillet avec une délégation mosellane, dont des fils et même une sœur d'anciens de Tambov. Il y a eu des moments très forts notamment parce qu’une dame de 83 ans s’est retrouvée dans le foret où son frère a été interné. Elle a pleuré, je l’ai serrée dans mes bras. Ce sont des moments très forts.

Je leur avais apporté des objets, je leur ai aussi fourni aussi le film sur le rapatriement des 1 500. Il existe maintenant une espace cohérent et dynamique dans le musée de Tambov. Je suis assez fier d’avoir contribué à cela. On pale donc de Tambov en Moselle et de la Moselle à Tambov. 

RT France: Qu'y a-t-il comme objets au musée à Tambov ?

PW: Il y a deux types d’objets. Il y a des objets qui ont été fabriqués par les Alsaciens-mosellans - ce sont surtout des objets de vie, des gamelles, des cuillères. On a retrouvé beaucoup dans les tiroirs des anciens de Tambov. On a aussi récupéré des chemises de l’armée soviétique qui ont été distribuées au moment du rapatriement en 1945. La deuxième partie de la collection est surtout composée d'objets commémoratifs.

Cet espace a été inauguré en octobre 2019 par l’ambassadrice de France.

Le plus jeune malgré-nous a 93 ans. On est en train de basculer de la mémoire à l’Histoire. Si elle n’est pas enseignée à l’école, cette mémoire ne sera pas conservée, sauf si il y a des initiatives comme la nôtre.

RT France: Que doit-on faire pour que cette mémoire soit protégée ?

PW: Les associations de malgré-nous disparaissent. Même en Moselle, elle n’existe plus depuis 2014. En Alsace il existe toujours une association mais qui va forcement disparaître avec des anciens. Il n’y a pas, par exemple, d’association d'enfants de malgré-nous. Il n’y a pas de volonté des enfants de conserver la mémoire de leurs pères. Et en France il n’y a pas de volonté politique pour conserver cette mémoire. Et puis, il y a un particularisme local : on essaie d’éviter de parler des problèmes locaux. Il y a eu un discours importants pour les malgré-nous, c’était le discours du président Sarkozy il y a quelques années, à Colmar, en Alsace, qui a reconnu que les malgré-nous étaient des victimes de la guerre.  L’autorité nationale a fait rentrer les malgré-nous dans la catégorie des victimes de la guerre. C’est une exception.

Il faut évidemment qu’on aide les initiatives locales, qu'on passe d’une structure bénévole à quelque chose de plus professionnelle. Mais ce n’est pas mon ressort, c’est une décision politique. Et là, je ne suis pas sûre qu’on ait, en France, une volonté de conserver cette histoire régionale.