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Les Ukrainiens sont-ils les seuls à choisir leur prochain président ?

La possible défaite du président sortant Porochenko sonne comme un désaveu de la stratégie consistant à accuser Moscou d'ingérence. Au contraire, c'est à l'Ouest que les deux candidats en lice ont cherché des soutiens et engagé le sort de l'Ukraine.

La réalité est-elle en train de rattraper les Occidentaux en Ukraine ? Ce 21 avril, à l'occasion du second tour de l'élection présidentielle, le candidat sortant Petro Porochenko, qui est aussi celui que le département d'Etat américain a finalement adoubé au début du mois, se retrouve en très mauvaise posture, largement devancé par le candidat atypique Volodymyr Zelensky.

Symptôme d'un pays en voie d'effondrement idéologique et politique, où les électeurs pourraient confier la résolution des graves problèmes de leur pays à un humoriste, ce comédien de 41 ans a raflé plus de 30% des voix au premier tour, le 31 mars, contre seulement 16,7% pour Petro Porochenko. Malgré un programme pour le moins flou, mais grâce à sa notoriété acquise dans une émission de télévision ukrainienne, où il campe... un président ukrainien.

La Russie comme ennemie, le pari raté de Porochenko 

Depuis, le président sortant comme ses soutiens occidentaux – plus ou moins avoués – sont entrés en mode gestion de crise. De fait, Petro Porochenko incarne non seulement le coup d'Etat pro-Union européenne de février 2014, la «révolution du Maïdan», mais il est aussi celui qui a porté pendant cinq ans une virulente rhétorique antirusse.

En écho aux accusations occidentales, il a également soutenu la thèse d'une menace militaire supposée de la part de Moscou. Petro Porochenko est aussi l'homme de la réorientation de l'Ukraine, hors de la sphère historique russe, vers une OTAN en progression ininterrompue vers l'est, jusqu'aux frontières de la Fédération de Russie.

Enfin, il est le candidat qui a misé sur une campagne clivante, tentant de faire de la Russie un épouvantail. En janvier dernier, alors qu'il officialisait sa candidature, le président sortant présentait ainsi l'enjeu de la présidentielle ukrainienne comme un référendum contre la Russie. «L'ennemi n'est pas venu chez nous pour la Crimée ou pour le Donbass, l'ennemi est venu chercher l'Ukraine entière pour faire revenir la fugitive dans la prison des peuples», avait-il alors lancé.

Je ne suis pas votre opposant, je suis votre condamnation

La déconvenue de Petro Porochenko indiquerait-elle que les Ukrainiens ne veulent plus d'un supposé ennemi étranger comme explication à tous leurs problèmes ? Lors du débat de l'entre-deux-tours, le 19 avril, Volodymyr Zelensky a eu beau jeu d'accabler un Petro Porochenko plombé par son bilan : une économie ruinée sous perfusion du Fonds monétaire international, et une quasi-sécession de la région du Donbass, dans l'est du pays. «Je ne suis pas votre opposant, je suis votre condamnation», a asséné très sérieusement l'humoriste. Et de poursuivre, sous les applaudissements et les huées de milliers de supporters réunis au stade Olimpiïski de Kiev : «Je suis le résultat de vos erreurs et de vos promesses.» Sur les accusations d'ingérence russe, le favori des sondages a encore joué l'apaisement. «Concernant la guerre, nous ferons tout pour la terminer», a-t-il assuré, sans rentrer dans les détails, mais touchant ici, sans doute, un électorat lassé par cinq ans d'opérations «antiterroristes» militaires dans le Donbass, contre des citoyens ukrainiens.

Soutien hésitant des Occidentaux

Face à un adversaire néophyte en politique, vierge de tout bilan, la partition de Petro Porochenko est plus difficile à jouer. «Un acteur sans expérience ne peut pas faire la guerre avec l'agresseur russe», a-t-il notamment répliqué lors de ce débat mouvementé, confirmant qu'il ne se départait pas de sa rhétorique antirusse et guerrière.

La veille de ce même débat, pourtant, le président sortant avait bien tenté de conjurer les effets de l'enlisement de l'armée dans l'est du pays, allant jusqu'à demander «pardon» à ses concitoyens. «Je sais à quel point il vous est difficile de me pardonner mes erreurs et de me croire. Oui, c'est de ma faute. Pour achever ce qui a été commencé et ne pas perdre ce qui a été fait, je demande votre soutien le 21 avril», a-t-il déclaré dans une étonnante allocution télévisée en forme d'autocritique.

«Achever» de mettre au pas les républiques autoproclamées du Donbass ? Il n'est pas certain qu'après cinq ans de quasi-guerre civile, près de 13 000 morts, une émigration massive destinée, entre autres, à échapper à l'enrôlement dans l'armée, et l'instauration pour un mois à la fin novembre 2018 de la loi martiale dans le pays, l'opinion publique puisse brusquement changer d'avis.

Les deux candidats à Paris dans l'entre-deux-tours

D'autant que cinq ans après son élection, Petro Porochenko ne semble plus bénéficier du soutien inconditionnel des Etats-Unis et de l'Union européenne. Dans l'entre-deux-tours, au risque de confirmer son ingérence dans les affaires intérieures de l'Ukraine, Washington a certes, presque au dernier moment, officialisé son soutien au président sortant par la voix de Kurt Volker, représentant spécial du département d'État américain pour l'Ukraine. 

Le 12 avril dernier, assez discrètement, Petro Porochenko et Volodymyr Zelensky sont allés chercher la bénédiction de la France et de l'Allemagne, deux des quatre pays (avec la Russie et l'Ukraine) du format Normandie associés aux accords de Minsk II signés en février 2015, visant à mettre fin au conflit dans le Donbass.

Rien ou presque n'a filtré de ces visites qui pourraient donner l'impression que le destin de l'Ukraine se joue dans les capitales européennes. Volodymyr Zelensky s'est contenté de qualifier sa rencontre avec le président Emmanuel Macron de «très sympa», lors d'une interview accordée, selon l'AFP, à Radio Free Europe/Radio Liberty, un média financé par le Congrès des Etats-Unis. «L'atmosphère était super et chaleureuse. La rencontre a été constructive. J'ai vu devant moi un vrai dirigeant d'une Europe unifiée. Nous nous sommes penchés sur les problèmes les plus importants pour la société ukrainienne et l'ensemble de l'Ukraine», a-t-il encore déclaré, cité par l'agence Sputnik.

Petro Porochenko, plus grave, a estimé de son côté, d'après l'AFP, que les discussions avec Berlin et Paris étaient importantes pour «le sort de l'Etat ukrainien et de la sécurité européenne». Le soutien de plus en plus tiède de Paris, soucieux de ne pas insulter l'avenir en cas de victoire de Volodymyr Zelensky, n'a toutefois pas empêché le dirigeant ukrainien de publier sur Twitter une photo le montrant à l'Elysée en compagnie d'Emmanuel Macron.

Mais Petro Porochenko n'est pas le seul à confier son destin à l'Occident. De son côté,  selon Radio Free Europe, Volodymyr Zelensky aurait fait appel à une société américaine de conseil en lobbying du nom de Signal Group afin, explique le média, «d'améliorer son profil».

Pourtant, le comédien s'est dit confiant dans sa capacité à renouveler la vie politique ukrainienne. «Je suis convaincu que nous pourrons casser ce système, avec des gens corrects, avec une autre mentalité, avec une mentalité du 21e siècle», a-t-il en effet conclu en à l'issue du débat du 19 avril. «Le problème, ce n'est même pas que vous ayez des corrompus dans votre entourage [...] mais que vous nous ayez volé cinq ans», a-t-il encore lancé face à Petro Porochenko. Celui-ci, magnat du chocolat ukrainien et propriétaire des usines Roshen, promettait déjà – ironie de l’histoire – une rupture en matière de corruption avec son prédécesseur Viktor Ianoukovytch. Qui lui, promettait d'en finir avec les pratiques de Viktor Iouchtchenko...

Alexandre Keller

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