Une «escroquerie médiatique d'ampleur». C'est ainsi que le journaliste Matt Taibi, dans un nouvel épisode des révélations sur les dessous de Twitter en date du 27 janvier, qualifie l'étiquetage de discussions menées sur le réseau social par des comptes conservateurs anglo-saxons comme émanant de «bots» et faux compte russes, sur la base d'une classification abusive établie par l'Alliance for Securing Democracy, un cercle de réflexion dédié à la lutte contre les ingérences étrangères... quitte à en inventer et à susciter l'incompréhension et les quolibets des équipes de Twitter elles-mêmes.
Fondée en 2017, dans la foulée de l'élection de Donald Trump, l'Alliance for Securing Democracy (ASD) se présente comme une «initiative non-partisane» destinée à contrer les «efforts des autocraties» pour miner les institutions démocratiques, visant au premier chef la Russie. Si le New York Post évoque une organisation penchant à gauche, Matt Taibi évoque pour sa part une alliance «néolibérale», regroupant à la fois d'anciens membres des services de renseignement (dont le directeur de la CIA à l'époque de Barack Obama, Michael Morell), des proches d'Hillary Clinton et des personnalités telles que Bill Kristol, néoconservateur opposé à Donald Trump, tous unis par la quête des traces d'une ingérence russe supposée dans les élections américaines.
Parmi eux, Clint Watts, ancien agent du FBI a mis au point un «outil» assez particulier, à savoir un tableau de bord dénommé «Hamilton 68 Dashboard», destiné à recenser les «activités de propagande et de désinformation» de la Russie, de la Chine et de l'Iran, en particulier sur Twitter et YouTube. Comme le souligne Matt Taibbi, les données du Hamilton 68 Dashboard – qui existe désormais dans une version 2.0 – ont été abondamment citées pour étayer le récit d'une intervention moscovite protéiforme visant à influencer la vie politique américaine, notamment pour s'opposer à des frappes en Syrie mais aussi pour soutenir les campagnes du républicain Donald Trump comme du démocrate radical Bernie Sanders.
Problème : Clint Watts et l'équipe promouvant ce tableau de bord sous l'égide de l'ASD n'ont jamais communiqué de manière transparente la méthodologie ayant permis d'établir une liste de centaines de comptes Twitter, censés être connectés à une activité d'influence russe.
Une liste que les promoteurs de l'outil Hamilton 68 n'ont cependant jamais révélée, arguant du fait que les Russes «fermeraient immédiatement» les comptes concernés. Par conséquent, pointe Matt Taibbi, «tous les journalistes [...] faisant des déclarations sur les "bots russes" n'ont jamais vraiment su ce qu'ils décrivaient».
Stupéfaites par des «foutaises», les équipes de Twitter restent cependant silencieuses
Aux premières loges, les personnels du réseau social, préoccupés par le déluge d'articles basés sur la fameuse «liste Hamilton», ont croisé ces éléments avec leurs propres données, et sont parvenus à la conclusion qu'il n'y avait pas de traces convaincantes d'une «opération d'influence massive» qui aurait été lancée par le Kremlin. Les comptes recensés dans le tableau de bord étaient majoritairement ceux de citoyens ordinaires, à la fois américains, canadiens et britanniques.
Yoel Roth, alors chef de la sécurité du réseau social, n'hésite pas à parler de «bobards» et de «foutaises» à propos du tableau de bord Hamilton, et s'inquiète des conséquences que pourrait avoir cette entorse majeure à l'éthique pour Twitter. Il estime dans un mail interne que les usagers concernés devraient «savoir qu'ils ont été unilatéralement qualifiées de larbins russes, sans preuve ni recours», alors qu'il s'agit de «comptes légitimes penchant à droite». D'autres employés s'interrogent : «Pourquoi ne pouvons-nous pas dire que nous avons mené des recherches... et que citer Hamilton 68 est à la fois erroné, irresponsable et biaisé ?»
Face à ces remous, Yoel Roth souhaite interpeller l'ASD et même lui lancer un ultimatum, en menaçant de rendre ces éléments publics. Il se heurte cependant à des réticences internes de la part de personnes liées au cercle de réflexion. Alors haut responsable de Twitter, Emily Horne, qui deviendra par la suite porte-parole du Conseil de sécurité nationale pour Joe Biden, lui objecte ainsi qu'il faut faire preuve de «prudence».
«Je suis très frustré par le fait de ne pas interpeller Hamilton 68 plus publiquement, mais il faut comprendre que nous avons une partie à jouer sur la durée ici», plaide aussi Carlos Monje, suggérant qu'une discussion trop franche pourrait avoir de fâcheuses répercussions professionnelles. Il est devenu ensuite conseiller du secrétaire aux Transports démocrate, Pete Buttigieg.
Maccarthysme digital
Matt Taibbi cite plusieurs exemples de citoyens découvrant avec stupéfaction avoir été étiquetés comme «bots russes» dans cette entreprise qu'il n'hésite pas à qualifier de «maccarthysme digital», en référence aux listes de sympathisants communistes supposés établies pendant la Guerre froide. «En tant que citoyen fier de payer ses impôts, père de famille et honnête fils d'un Marine, je mérite mieux», a ainsi déploré Dennis Michael Lynch, figure médiatique de la mouvance conservatrice américaine.
Au total, résume le journaliste, l'outil Hamilton 68 a été utilisé pour affirmer qu'une influence russe était à l'œuvre dans un nombre «stupéfiant» d'articles de presse, dont certains assimilant les critiques formulées contre le rapport Mueller, destiné à mettre en lumière une conspiration entre la campagne de Donald Trump et la Russie, à une manœuvre de déstabilisation ourdie par le Kremlin. Ledit rapport a conclu qu'il n'existait aucune preuve de cette collusion.
Cette entreprise de désinformation a rempli plusieurs fonctions, en entretenant à la fois la peur dans l'opinion publique, en jetant le soupçon sur des personnalités démocrates critiques des orientations du parti telles que Tulsi Gabbard et en enrôlant des soutiens pour la campagne de Joe Biden, ses adversaires étant par avance soupçonnés d'agir pour le compte de l'étranger. «Pratiquement toutes les grandes agences de presse américaines ont cité ces fausses informations, y compris des sites de vérification des faits tels que Snopes et Politifact», déplore Matt Taibi, notant que cette source erronée a servi, ironie du sort, à dénoncer les «fausses informations» répandues par les partisans de Donald Trump.
Comme le reconnaît Yoel Roth dans l'un des courriers internes, les très nombreuses références à la liste Hamilton conduisent alors l'opinion à considérer «tout contenu penchant politiquement à droite comme propagé par des bots russes».
Pour rappel, l'enquête des «Twitter files» se base sur des documents internes au réseau social, qui ont été rendus publics par Elon Musk après son arrivée à la tête de l'entreprise. Plusieurs des volets précédents ont montré les fortes pressions exercées par le camp démocrate et par une partie des services de renseignement sur les équipes de Twitter afin de trouver des preuves d'une campagne d'influence russe visant à déstabiliser la démocratie américaine.