Neuf policiers et un gendarme ont mis fin à leurs jours depuis le 1er janvier 2022. Il s'agit d'un constat d'échec amer pour le ministère qui s'était engagé sur le sujet au mois de mai 2021 avec une table ronde du Beauvau de la sécurité.
Des associations de lutte contre le suicide avaient été rencontrées, des protocoles très audacieux avaient été présentés, la ministre déléguée Marlène Schiappa avait, selon nos sources, tenu à s'occuper personnellement du sujet... Mais six mois plus tard, les associations qui ont été invitées à travailler se félicitent d'avoir finalement changé d'interlocuteur.
«Marlène Schiappa, qu'a-t-elle fait de concret sur le sujet ? Rien. Cette interlocutrice était un filtre finalement. Mais là, on a le sentiment d'avoir vraiment passé la cinquième vitesse. Nous avons l'impression que Darmanin a repris le dossier», résume Christophe Girard président de l'association PEPS SOS policiers en détresse, qui a récemment pu échanger avec le directeur général de la police nationale Frédéric Veaux deux fois en une semaine afin de lui exposer ses propositions.
Une solution quoi qu'il en coûte ?
L'associatif, également policier au quotidien, explique avoir eu plaisir à discuter «entre flics» notamment avec le DGPN lors d'une récente réunion au cours de laquelle «il n'a pas été question de chiffres»... Un élément qui pourrait indiquer que le ministère de l'Intérieur se montre très demandeur de solutions, car il est confronté à une vague de suicides particulièrement médiatisée à quelques mois de l'échéance présidentielle, et alors que le sujet de la sécurité reste prédominant dans la campagne.
Frédéric Veaux a tout d'abord rencontré les syndicats de police le 20 janvier avant d'échanger avec les associatifs. Au total, au mois trois demi-journées de réunion ont donc été débloquées en urgence de l'agenda du patron des policiers nationaux français. Le signal ne souffre d'aucune ambiguïté, et il a d'ailleurs été dûment transmis aux médias en amont de ces réunions : le ministère est résolu à changer les choses en prenant de nouvelles initiatives.
En réalité, malgré le tragique agenda médiatique précipité par la mort d'une dizaine de fonctionnaires en quelques jours (parfois plusieurs la même nuit), la plus dure des réalités pour les associations est la suivante : la moyenne des suicides dans la police nationale stagne à 45 morts par an depuis plusieurs décennies. C'est ce chiffre contre lequel PEPS ou Assopol sont déterminés à lutter.
Les moyens semblent en tout cas sur la table. Le ministre annonce ce 27 janvier le recrutement (recherché depuis plusieurs mois) de 20 psychologues supplémentaires. Par ailleurs, PEPS va se rendre prochainement au Canada pour échanger avec les forces locales sur les stratégies très efficaces de lutte contre le suicide mises en place outre-Atlantique. L'association a largement contribué à faire émerger le dispositif de «sentinelles» d'aide aux fonctionnaires qui a récemment été mis en avant dans la presse.
«Lors de la première réunion vendredi, nous nous sommes permis de dire qu'il était peut-être temps de nous écouter, parce que nous parlons des "sentinelles" au ministère depuis janvier 2020 et cela va enfin être mis en place en avril 2022. Entre temps, il y a eu une soixantaine de suicides», regrette Christophe Girard. Le principe de sentinelles consiste à mettre en place des relais de policiers qui renvoient les collègues pour lesquels ils s'inquiètent vers les associations et les plateformes de soutien psychologique dédiées.
L'association veut également des moyens conséquents pour lutter au quotidien contre le syndrome du stress post-traumatique chez les policiers.
Les policiers en colère plaident pour une «révolution» de la police
Interrogé par RT France, Jean-Pierre Colombiès de l'association de policiers en colère UPNI, déplore pour sa part : «On ne s'attaque pas au problème parce qu'il y a une volonté politique de ne pas le faire ! Le bon sens disparaît lorsque l'institution laisse faire des chefs de service problématiques, vérolés d'ambition et dans ces configurations-là, la situation se dégrade beaucoup. A ce phénomène vient s'ajouter une politique sécuritaire sans aucun sens et tout cela donne beaucoup de désarroi... Il n'y a rien de compliqué, mais il faut juste du bon sens parfois.»
C'est une révolution totale qu'il faut ! Il faut même revoir la place de la police dans la société, il faut redonner du sens au métier
Et l'ancien commandant de police d'ajouter, amer : «Les numéros verts, ils ne suffiront pas si en même temps, on ne fait pas la promotion de l'intelligence dans l'institution. Cela me rend malade de voir les syndicalistes policiers allaient se prosterner à des tables rondes à Beauvau pendant ce temps...»
Le porte-parole des policiers en colère estime qu'une part importante du mal-être policier vient aussi de la philosophie d'emploi des forces de sécurité intérieure : «Quand on nous met un [Manuel] Valls à l'Intérieur, avec sa philosophie d'action qui n'est rien d'autre que du sarkozysme effréné, on ne fait rien de bon pour les policiers. J'en veux pour preuve, ces zones de sécurité prioritaire [ZSP] sans aucune lisibilité pour le fonctionnaire et qui n'ont fait que déplacer la géographie de l'insécurité... Le deal de came à l'époque, il s'est simplement déplacé du XIXe au XVIe arrondissement à Paris, soyons clairs. Les gesticulations politiques n'aident personne dans la maison police.»
L'ancien policier d'investigation conclut : «C'est une révolution totale qu'il faut ! Il faut même revoir la place de la police dans la société, il faut redonner du sens au métier.»
L'association Assopol continue son bonhomme de chemin
Le policier Cyril Cros d'Assopol soupire au téléphone, mais reste optimiste : «Je vous avoue que depuis le mois de juin, nous n'avions jamais eu autant de demandes et d'interactions avec les collègues, leurs conjoints et leurs conjointes. On arrive à une forme de libération de la parole.»
L'associatif précise qu'il ne faut pas non plus oublier toutes les autres professions de secours qui ressentent la même détresse (et qui sont également prises en charge par Assopol au téléphone), ni les fonctionnaires en état de burn-out ou de dépression, au-delà du sujet du suicide. Autre signal positif que relève Cyril Cros : «Il y a une sorte d'accélération du recrutement de psychologues au niveau du ministère, il y a beaucoup d'offres depuis le mois de septembre.»
Dans la détresse psychologique, il y a des hauts et des bas, on peut avoir un black-out de cinq minutes qui va aboutir à un geste malheureux
L'associatif salue une «réelle prise conscience» au niveau politique : «Sous l'impulsion de Darmanin, il y a eu des gonflements d'effectifs pour le soutien psy dans toute la France et depuis la mise en place du numéro vert, on remarque 80 à 100 appels par mois, ce n'est pas rien et c'est potentiellement autant de vies sauvées. L'efficacité est là.»
«Dans notre association, nous prenons également 200 sollicitations par mois en moyenne avec un réseau d'une quinzaine de bénévoles», précise encore Cyril Cros qui voit ces différents dispositifs comme «complémentaires». Il concède par ailleurs que chaque suicide est ressenti comme un «échec» pour les bénévoles et à chaque fois une remise en question. Il explique également : «Il ne faut pas oublier que dans la détresse psychologique, il y a des hauts et des bas, on peut aussi avoir un black-out de cinq minutes qui va aboutir à un geste malheureux.»
«En tout cas, on ne peut pas reprocher au ministère de ne rien faire... C'est facile de dire que ce n'est jamais assez, mais en face, il y a aussi la question des lignes budgétaires», estime le policier.
Les policiers perdent patience
En coulisse en revanche, des policiers anonymes contactés par RT France ne mâchent pas leurs mots... Un policier de Police-Secours qui a connu le suicide dans son équipe déplore : «Les énarques, ça nous tue ! Tant qu'on nommera ces gens à des hautes responsabilités en police, ça ne fonctionnera pas... Les énarques veulent tous être commissaires parce que c'est la voie de la facilité pour le salaire et la progression, mais ça ne bénéficie pas aux fonctionnaires, ni à la sécurité publique. Demandez-vous pourquoi les officiers de gendarmerie sont plus respectés par leurs subordonnées que les commissaires par les policiers... Ils sont passés par la base en gendarmerie mobile déjà ! S'il y a un coup de balai à faire, c'est par le haut, mais l'administration a commencé par le bas.»
Un autre étrille l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) : «Il faut faire le ménage dans la police des polices, parce que c'est surtout devenu une caisse d'enregistrement des règlements de compte. Il faut qu'on arrive à des investigations indépendantes... Peu de policiers le savent pour le moment, mais depuis le 1er janvier, les directeurs peuvent mettre trois jours d'exclusion sans solde à une subalterne pour "manque de loyauté", je ne suis même pas sûr qu'un patron ait eu le courage de se servir de cette sanction pour le moment, tellement c'est inique.»
Les énarques, ça nous tue !
Un autre fonctionnaire nous a même fait part d'une anecdote étrange qui date de la fin d'année 2021 : «Un DDSP [directeur départemental de la sécurité publique] a réuni tous ses chefs de brigade pour leur dire qu'il n'y avait pas assez de sanctions administratives sur le département... C'est dingue quand même ! Si personne ne se plaint, c'est qu'ils sont exemplaires ces policiers, on devrait les féliciter.»
Les associations demeurent optimistes
Pour lutter contre ce sentiment de caste qui ferait partie du problème du harcèlement au travail ou du moins d'un mal-être au travail et donc du suicide des policiers, l'association PEPS avait justement proposé d'intégrer l'évaluation à 360 degré dans la police nationale. C'est-à-dire que les subordonnés évalueraient leurs supérieurs. Pour le moment, selon nos informations, cette proposition ne semble pas avoir retenu l'attention de l'administration qui a probablement préféré l'écarter.
En revanche, la DGPN a confirmé son souhait de mettre en place le principe du débriefing après une intervention difficile pour toutes les équipes : «Cela fonctionne très bien à l'étranger, cela permet de contrer efficacement le stress post-traumatique», selon Christophe Girard. Le directeur de la police a précisé qu'il faudrait tout d'abord une évaluation du dispositif par des instances médicales en France pour traduire ce protocole israélien appelé 6C dans l'administration hexagonale, mais l'essai est en voie d'être transformé. Grâce à ces différents dispositifs, la police de Montréal a réussi à faire baisser son taux de suicide de 79%.
Le chemin semble toutefois encore long pour les policiers français dont les associations de défense se heurtent à une administration lourde, stratifiée et parfois écrasante, quel que soit le grade du fonctionnaire. Le chiffre reste prégnant pour le moment : les policiers se suicident 41 % fois plus que la moyenne des Français actifs.
Antoine Boitel