En France, les forces armées sont censées être «disponibles en tous temps et tous lieux». Sauf que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en a décidé autrement, dans un arrêt rendu le 15 juillet.
Saisie par la Slovénie d'un litige entre un sous-officier et sa hiérarchie au sujet du paiement de tours de garde, la CJUE fait le distinguo dans cet arrêt entre des activités exercées «dans le cadre d’une opération militaire ou au cours de sa préparation immédiate» et d'autres activités plus classiques qui «ne présentent pas des particularités s'opposant à toute planification du temps de travail» respectueuse de la réglementation européenne.
La directive européenne adoptée en 2003 – et poussée à l'époque par la France – fixe pour les travailleurs des seuils à ne pas dépasser notamment un repos minimal de 11 heures consécutives par tranches de 24 heures et une durée hebdomadaire maximale de travail de 48 heures.
Selon la Cour, les activités des militaires «liées à des services d'administration, d'entretien, de réparation, de santé, de maintien de l'ordre ou de poursuite des infractions» doivent respecter cette directive.
L'Allemagne, elle, a fait le choix d'appliquer ces règles dans ses armées. La France, l'Espagne et la Slovénie étaient contre.
Le gouvernement et les macronistes pas satisfaits
«Sur l'essentiel, la France n'a pas eu gain de cause», déplore le ministère des Armées, qui plaidait la possibilité pour les Etats membres d'excepter intégralement les personnels militaires de l'application de cette directive.
Paris juge en effet cette directive incompatible avec son modèle particulier d'armées professionnelles, organisées selon le principe de «disponibilité en tous temps et en tous lieux», qui va à l'encontre d'une catégorisation de leurs activités.
«Les militaires à tout moment peuvent basculer dans des fonctions opérationnelles avec un préavis très bref», souligne-t-on au sein du ministère des Armées, alors que la France est engagée sur de multiples fronts, du Sahel au Levant et l'Indo-Pacifique en passant par la mission antiterroriste «Sentinelle» sur le territoire national.
Le ministère fait par ailleurs valoir que la disponibilité exigée des militaires français est compensée par un nombre élevé de jours de permission et un droit à une retraite pleine après 17 ans de carrière.
Mais ses arguments n'ont pas fait mouche auprès de la CJUE, ni la détermination affichée par le président Emmanuel Macron de préserver le statut particulier des armées françaises. Aucun recours n'est possible contre un arrêt de la CJUE.
«Comme de nombreux Etats membres, nous avons toujours considéré que les forces armées n’entraient pas dans le champ d’application de cette directive. Nous allons étudier de très près la portée et les implications de cette décision», a réagi sur Twitter la ministre des Armées, Florence Parly.
L'ancien Premier ministre macroniste, Edouard Philippe, a estimé auprès du Monde que «la décision des juges européens sur le temps de travail de nos soldats touch[ait] au cœur de la souveraineté et de la sécurité de la France [et qu'] elle n'était pas acceptable». «Le modèle d’armée français, son efficacité, son agilité et son aguerrissement sont sans équivalent en Europe. Nos amis européens ont des armées. Aucune n’est employée avec une intensité, un rythme et un engagement comparables aux nôtres», argumente le maire du Havre.
Selon la présidente de la commission de Défense à l'Assemblée nationale, Françoise Dumas, cet arrêt de la CJUE «atteint la singularité même de notre armée». Elle assure qu'elle «continuera de promouvoir la spécificité du statut militaire» aux côtés d'Emmanuel Macron et Florence Parly.
La droite est incisive contre les juges européens
Dans l'opposition, majoritairement au sein des Républicains (LR), la critique est tout aussi forte. Le député Jean-Louis Thiériot considère qu'il s'agit d'une «décision lourde de menaces pour la disponibilité de nos armées». «L’état militaire est spécifique, nos soldats ont la mort comme hypothèse de travail. L'oublier c'est nier le sens de leur engagement», ajoute le parlementaire de Seine-et-Marne.
La députée LR Valérie Boyer appelle à ce que la France mette son «veto» sur la décision des juges européens, rappelant que «c'est la France qui assure le plus gros effort de défense dans l'UE mais aussi pour l'UE».
Pour Bruno Retailleau, sénateur LR de Vendée, «il en va de notre souveraineté nationale». «La France doit mettre son veto», déclare-t-il également sur les réseaux sociaux.
Le sénateur LR du du Territoire de Belfort, Cédric Perrin, déplore que «la France n’a visiblement pas réussi à défendre ses engagements», notant que «l’organisation de nos forces sera inévitablement fragilisée».
Dans un communiqué, la présidente du Rassemblement nationale (RN), Marine Le Pen, demande à l'Etat de ne pas «transposer dans son droit cette décision de la CJUE», poursuivant : «Des contournements sont possibles, tel celui obtenu par le Conseil d’Etat à propos de la conservation des données des opérateurs téléphoniques. Il en va de la souveraineté de notre modèle militaire et de maintien de l’ordre.»
«De quoi se mêle la CJUE ?», interroge l'eurodéputée du RN, Virginie Joron, qui s'agace «de cette hégémonie du droit supranational».