Le sénateur Jean-Pierre Grand (ex-LR) a déposé, le 3 décembre, plusieurs amendements en commission des lois – dans le cadre de l'étude de la proposition de loi de «Lutte contre la haine sur internet» – qui sera discutée le 17 décembre en séance publique au Sénat. Comme c’est déjà le cas en Espagne, ces amendements ont notamment pour objectif d’interdire la diffusion de toute image et vidéo de policiers sur internet, que ce soit par des journalistes ou «un simple particulier», afin de protéger l’identité des membres des forces de l’ordre.
Sécurisation des forces de l’ordre ou restriction de la liberté de la presse ?
Ainsi la loi de 1881 sur la liberté de la presse serait modifiée par cet article additionnel contenu dans l’amendement du sénateur : «Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires ou d’agents des douanes est punie de 15 000 euros d’amende.»
L’objet de cet amendement justifie cette interdiction par des raisons de sécurité : «A l'occasion de mouvements sociaux comme celui des gilets jaunes, les forces de l'ordre ont été régulièrement filmées par des manifestants dans le cadre de leur opération de maintien de l'ordre. Ainsi de nombreuses images de policiers ont été diffusées sur les réseaux sociaux, les rendant facilement identifiables et donc potentiellement des cibles avec leur famille (conjoint et enfants).»
La menace a changé et les forces de l'ordre sont de plus en plus victimes de contenus haineux sur internet
Les amendements du sénateur LR vont plus loin en préconisant l’interdiction de divulguer l’identité des policiers. Jusqu’à présent, seuls certains agents des forces de l’ordre – dont le RAID, le GIGN, la BRI et plusieurs autres services notamment de lutte antiterroriste et de contre-espionnage – «sont à ce jour concernés par un arrêté du 7 avril 2011 relatif au respect de l’anonymat», d’après Libération.
«Or, la menace a changé et les forces de l'ordre sont de plus en plus victimes de contenus haineux sur internet accompagnés bien souvent de leur identité quel que soit leur service ou unité d'affectation. Cette diffusion de leur identité sur les réseaux sociaux notamment contribue à en faire des cibles avec leur famille (conjoint et enfants). Il est donc proposé d'élargir cette protection de l'identité à tous les agents sans distinction d'unités ou de services», stipule pour objet un des amendements de Jean-Pierre Grand.
Certains avocats, associations et journalistes se sont indignés des amendements proposés par le sénateur.
Le journaliste David Dufresne s’est offensé du «sénateur Grand, profitant de la proposition de loi de "Lutte contre la haine" sur internet (PPL)» pour proposer «une amende de 15 000 € pour captation d'image de policiers».
Le cabinet d’avocats, Arié Alimi Avocats, s’est lui adressé «à tous les journalistes, syndicats de journalistes, associations de droits humains et victimes de violences policières» dans le but d’alerter sur le «projet d'amendement visant à réprimer pénalement la diffusion d'images de forces de l'ordre».
Une proposition de loi qui fait l’unanimité… contre elle
La proposition de loi de «Lutte contre la haine sur internet», enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 mars 2019 par la députée LREM Laetitia Avia et décryptée avec clarté par la Quadrature du Net, avait suscité une indignation générale. «L’ensemble de ses détracteurs, tout en partageant son objectif de lutter contre la haine, lui reprochent un manque total de méthode, qui a conduit à un texte à la fois confus, inutile voire contre-productif, dangereux et contraire au droit de l’Union européenne», analyse la Quadrature du Net.
En effet, la Commission européenne a adressé un courrier, le 22 novembre, au ministre français de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, afin d’y dénoncer «un risque trop important de censure abusive, en raison du délai de 24 heures qu’elle impose pour censurer des contenus, de la promotion de la censure automatisée ou pour son application à une trop large variété d’acteurs», résume ainsi la Quadrature du Net.
Le président de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse), Sébastien Soriano, a qualifié, le 26 novembre, la loi de «Lutte contre la haine sur internet» de «naufrage de méthode par rapport à ce que nous avions espéré des états généraux du numérique». Avant d’espérer que la Commission européenne «permettra de rebondir et de repartir sur de bons rails».
La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) a publié un communiqué de presse le 9 juillet, dans lequel elle «s’inquiète pour les libertés fondamentales et appelle à revoir entièrement la proposition de loi pour une lutte efficace». Elle a également demandé «à revoir entièrement la proposition de loi» en vue «des risques qu’une telle loi ferait peser sur les libertés fondamentales».
Dès le lendemain de la proposition de loi à l’Assemblée nationale, par le biais d’un communiqué de presse le 21 mars, le Conseil national du numérique (CNNum) «avait déjà condamné la loi, déplorant l’absence de juge dans la modération ainsi que la promotion de la censure automatisée», rapporte la Quadrature du Net.