Au cours d'un discours prononcé, le 8 octobre, dans la cour de la préfecture de police de Paris, et qualifié de «martial» par l’agence France-Presse (AFP), Emmanuel Macron a appelé la «nation tout entière» à se mobiliser face à «l'hydre islamiste». Le président de la République a également esquissé les contours d'un changement de société : «Une société de vigilance, voilà ce qu'il nous revient de bâtir ; la vigilance et non le soupçon qui corrode, la vigilance, l'écoute attentive de l'autre, l'éveil raisonnable des consciences.» Emmanuel Macron a aussi appelé à «savoir repérer à l'école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement d'avec les lois et valeurs de la République.»
La question s'est bientôt posée sur les plateaux de télévision de savoir s'il fallait extrapoler les propos du président : «Vigilance ou risque de délation ?», s'est ainsi interrogé BFM TV le 9 octobre.
Mais le monde policier lui-même a été interpellé par le discours du chef d'Etat. Interrogé par RT France, Jean-Pierre Colombies, porte-parole de l'Union des policiers nationaux indépendants (UPNI), s'inquiète du message adressé aux Français : «Macron demande aux citoyens de se surveiller entre eux et donc de se substituer à la police parce qu’elle n’occupe plus le terrain. Après avoir monté la population contre sa police pendant une année de crise sociale de Gilets jaunes, il va donc monter les citoyens les uns contre les autres ?»
Du côté de l'opposition politique, le porte-parole du Rassemblement national (RN) Sébastien Chenu a, pour sa part, ironisé au micro de Jean-Jacques Bourdin sur BFM TV le 9 octobre : «Bien sûr il faut être vigilants mais la protection des Français ce n'est pas l'opération municipale "Voisins vigilants". Ce n'est pas possible, c'est à l'Etat d'assumer d'abord sa responsabilité.»
Interrogé sur le risque de voir se développer un climat de délation à l'égard des musulmans, le député RN a toutefois déclaré ne pas le croire, car «nos compatriotes de confession musulmane sont très demandeurs de ne pas être associés à ces comportements qui atteignent la laïcité dans notre pays.»
On est très bons en France pour faire de la délation [...] mais à l’autre bout du fil, les fonctionnaires doivent faire le tri et ils sont déjà débordés
En tant qu'ancien commandant de police, Jean-Pierre Colombies pointe également un problème opérationnel, à savoir le potentiel manque d'effectifs : «Pour avoir travaillé un peu sur le sujet dans une cellule spécialisée, je peux vous dire que les gens appellent pour tout et n’importe quoi, on est très bons en France pour faire de la délation et dénoncer son voisin… Mais à l’autre bout du fil, les fonctionnaires doivent faire le tri et ils sont déjà débordés.»
Pour l'ancien gradé de la police nationale, le spectaculaire coup d'arrêt donné à la police de proximité par Nicolas Sarkozy en 2003 a également participé de la situation actuelle : «Le problème revient toujours au même constat : on a perdu la proximité avec le terrain depuis la politique de Sarkozy et notamment la police de proximité. La police n’occupe plus ce terrain efficacement et ce n’est pas demain qu’elle y retournera.»
«Macron demande aux citoyens de coopérer, mais cette coopération est à sens unique»
Contacté par RT France, un membre du Collectif autonome des policiers d'Ile-de-France déplore, quant à lui, une certaine asymétrie dans les rapports entre le gouvernement les Français : «Macron, ce qu'il veut en fait, c'est de la délation. Il demande aux citoyens de coopérer, d'accord, mais quand ce sont les citoyens qui demandent de l'aide dans des manifestations sociales, le gouvernement nous [les policiers] envoie pour matraquer, il faut le dire tout de même... Alors cette coopération est à sens unique ! Et, au passage, ce sont les policiers qui se voient attribuer le mauvais rôle. Pire encore, quand Christophe Castaner s'adresse face à nous à la préfecture de police, il est déférent, mais quand on lui demande d'assumer en commission parlementaire, notamment à l'Assemblée nationale, le discours change, tout à coup, il estime que le mariage de Mickaël Harpon aurait dû déclencher un nouveau contrôle. J'appelle ça un double langage. Il se cherche un lampiste pour prendre la foudre à sa place, tout simplement. Alors nous, on passe pour des nuls qui ne sommes pas capables de déceler un terroriste en notre sein, mais le ministre de l'Intérieur, il est bien content de nous trouver tous les samedis pour sécuriser Beauvau !»
Qui nous dit que le commandant n'a pas alerté sa hiérarchie de façon informelle, à l'oral ?
Cette même source estime également que le fonctionnement officieux de l'administration a pu bloquer le signalement de Mickaël Harpon : «Notre problème à la police, c'est que les patrons, notamment certains commissaires, bloquent toutes les remontées d'information. Ils pensent à leur carrière ! Dans ce cas précis, selon mes informations, c'est un major qui a voulu signaler Harpon à la hiérarchie de la préfecture et c'est un commandant qui aurait bloqué. En plus, il faut le dire, les sanctions pour ces niveaux hiérarchiques, en général, c'est une promotion dans un placard doré. Un flicard de terrain, on va le bloquer pendant plusieurs années pour accéder à une promotion s'il a une sanction dans son dossier, mais un commissaire, on lui trouve autre chose ailleurs avec un grade supérieur pour ne pas jeter l'opprobre sur le service. Alors je m'interroge : qui nous dit que le commandant en question n'a pas alerté sa hiérarchie de façon informelle, à l'oral ? Beaucoup d'informations passent comme ça, en off. Et ensuite, c'est au chef de service de donner suite ou pas en demandant un rapport à l'écrit.»
Au concours de police : 20 minutes pour repérer un mauvais candidat
Contactée par RT France, une source policière faisant partie des jurys d'entretien pour les concours de police fait part de son scepticisme : «Le jury qui fait passer l'entretien à l'aspirant policier est composé des trois corps de la police, à savoir celui des officiers, celui des commissaires et celui des gradés et gardiens. Un psychologue est également présent. Mais nous n'avons que 20 minutes pour nous décider et statuer sur l'intégration du candidat ou non. Si le profil ne nous plaît pas du tout, nous devons vraiment lui donner ce qu'on appelle une note éliminatoire, c'est-à-dire entre 0 et 5/20, sinon il y a le risque que la personne soit tout de même embauchée en étant rattrapée par ses notes aux autres épreuves (sport et écrit). Mais seulement 20 minutes pour savoir si une personne est potentiellement dangereuse, c'est très court ! Et les périodes de fortes embauches reviennent de façon cyclique. Donc quand on nous demande d'embaucher à tour de bras, il se peut que certains jurys soient moins regardants.»
Antoine Boitel
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