Les faits divers tragiques impliquant des meurtres de femmes se succèdent. En janvier, en Haute-Savoie, Gulcin, une femme de 34 ans, mère de quatre enfants, s'est fait larder de coups de couteaux par son ex-mari alors qu'elle allait récupérer ses enfants en bas de son domicile. A bout de nerfs, elle se plaignait pourtant depuis un an de sa dangerosité à une association. Le 3 mars, Julie, mère de deux garçons, a été abattue de deux balles par son ex-mari dans son nouvel appartement. Il avait obtenu provisoirement la garde de ses fils alors qu’elle avait déposé plusieurs mains courantes contre lui, et que son père avait porté plainte pour menaces de mort – plainte classée sans suite.
A l'époque, cette mère de famille se serait plainte de ne pas être entendue par les gendarmes : «On me prendra peut-être au sérieux quand je serai morte.» Julie est la trentième femme à mourir sous les coups de son compagnon ou ex-compagnon depuis le 1er janvier 2019, contre 130 l'an dernier et 123 en 2016. Pourquoi tant de drames alors même que le combat pour l’égalité femme-homme est censé constituer la grande cause du quinquennat ?
L'exécutif interpellé de tous côtés s'est dit déterminé à ce que cela ne se reproduise plus. Emmanuel Macron a ainsi tweeté, le 8 mars, à l'occasion de la journée des droits des femmes : «Il n'y aura plus de silence, plus de passe-droit, plus d'habitude sur le féminicide».
Lorsque Julie s'est fait assassiner par son ex-mari, l'élue corse Antoinette Salducci, qui avait à l'époque tenté de l'aider dans ses démarches, a envoyé un message à Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat à l'Egalité entre les hommes et les femmes : «Je suis effondrée quant à la défaillance des services qui n'ont pas pris en compte l'urgence et les plaintes de Julie, battue, privée de ses enfants et morte aujourd'hui. Elle avait 34 ans.»
Le député corse Michel Castellani, du groupe Liberté et territoire, avait sollicité le Premier ministre Edouard Philippe, rappelant qu'il fallait «accompagner la libération de la parole des femmes».
La secrétaire d'Etat Marlène Schiappa, qui lui a répondu, n'a pu que constater combien il était «insupportable, injustifiable de penser qu’une femme qui a eu le courage de parler, soit retrouvée morte malgré ses plaintes». Insupportable certes, mais rendu possible par un dysfonctionnement de la chaîne de protection des femmes en danger. Pourtant, pour la secrétaire d'Etat, le gouvernement agit «sans relâche» contre ces violences.
Marlène Schiappa a tenu à rappeler les moyens mis en œuvre, comme un numéro d’urgence contre les violences, le 39 19, fonctionnant à temps complet ou les frais engagés pour la sensibilisation des témoins, encouragés à signaler les violences à la police. 5 000 places d'hébergement sont également attribuées à ces femmes. Des efforts encore insuffisants ?
Des dysfonctionnements entre les différents acteurs
Interrogés par RT France, plusieurs acteurs engagés dans la protection des femmes ont pointé de nombreux dysfonctionnements dans les liens entre les différents acteurs, un manque de moyens et des décisions de justice, à leurs yeux, inadaptées. La justice constitue en effet le seul rouage capable de décréter des mesures d'éloignement ou de supprimer le droit de garde en cas de danger, pour éviter tout contact entre le père violent, les enfants et leur mère.
Tout serait actuellement en place en France pour que les femmes soient protégées à tous les niveaux... et pourtant. Dans les cas des dangers les plus imminents, il est possible d'obtenir un «téléphone grave danger», relié à Mondial assistance, dont les équipes interviennent en général en moins de 10 minutes, après la simple pression d'un bouton. Cela n'a pas empêché des assassinats de femmes de se produire, bien que ce téléphone puisse aussi sauver la vie d'autres victimes potentielles. Il équipe aujourd'hui environ six cents femme.
L'ordonnance de protection est une révolution, mais encore faut-il l'obtenir !
Une autre mesure fait l'unanimité : «l'ordonnance de protection», créée en 2010. Décidée en urgence par le juge aux affaires familiales, elle peut imposer l'éloignement du père violent, son expulsion du domicile, le retrait de son autorité parentale... «Les magistrats peuvent la donner sans plainte déposée à la police puisqu’il n'y a besoin d'évaluer qu'une violence "vraisemblable"», explique Ernestine Ronai, co-présidente de la Commission Violences au sein du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, interrogée par RT France. «Ils peuvent la donner... mais ils ne le font pas toujours ! C'est une mesure mal utilisée, et c'est ce qu'on doit améliorer aujourd’hui si on veut que moins de femmes soient tuées. Le département de Seine-Saint-Denis cumule 10% de ces ordonnances, où cette mesure est correctement appliquée. Ceci veut bien dire que le reste de la France n'en délivre pas assez !», déduit-elle.
«Les magistrats sont pas très sensibilisés»
«Cette ordonnance est une révolution», confirme l’avocate du droit de la famille Juliette Daudé, interrogée par RT France. «Mais encore faut-il l'obtenir ! La procédure est très lourde, on demande aux femmes des documents à foison et il y a le problème de la preuve... Certaines violences ne laissent pas de trace. Quand on a des preuves de menaces par mail ou SMS, c'est parfait, mais sinon, c’est compliqué, car ça devient parole de l’un contre la parole de l'autre. Et les magistrats sont pas très sensibilisés», estime-t-elle.
Ernerstine Ronai conseille quant à elle que les professionnels, tels que des médecins, directrices d'école, psychologues, afin qu'ils soient à même de remplir pour les femmes des attestations qui aboutiront à la délivrance d'une ordonnance de protection. Un modèle est bien disponible sur le site stop-violences-femmes.gouv.fr, mais malheureusement, peu de professionnels l'emploient à ce jour, selon elle.
On a l’impression de se battre tout le temps. Il y a un problème de moyens, de mentalité chez les magistrats
«C’est difficile au quotidien», soupire l'avocate Juliette Daudé. «On a l’impression de se battre tout le temps. Il y a un problème de moyens, de mentalité chez les magistrats qui est extrêmement ancrée. On s’attend à un niveau d’éducation ou d’ouverture d’esprit. Et c’est choquant d’entendre leurs réflexions qui montrent qu'ils n'ont rien compris aux problématiques rencontrées par les femmes», poursuit-elle.
Ce défaut d’appréciation peut expliquer certaines décisions de justice, en plus de ce qu'Ernestine Ronai appelle le «lobby de l'idéologie du lien». «De nombreux juges veulent garder le père en rapport avec les enfants. Ils pensent que même s'il est violent dans la vie conjugale, il reste un bon père. Alors qu'on sait que ce sont des personnes souvent immatures, qui résistent mal à la frustration, qui font passer leurs intérêts avent ceux de leurs enfants. Ce type de personnalité est dangereux pour la mère mais aussi pour les enfants, puisque dans plus de la moitié des cas, l'homme violent avec sa femme l’est aussi avec les enfants», assure-t-elle.
L'avocate explicite : «Même si le monsieur a été condamné à quelques mois de sursis pour des gifles ou des bousculades, c’est considéré comme pas si grave. S'il dit qu'il s’est calmé, les juges pensent n’y a pas de raison qu’il ne puisse pas voir ses enfants... et il continue à avoir une emprise sur son ex-femme. Or si la dame continue à se plaindre de problèmes, dit qu’elle a peur, on ne l’écoute pas. Et après on en arrive à ces féminicides», dénonce-t-elle.
La co-présidente de la Commission Violences au sein du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, Ernestine Ronai, évoque également celles qui n'ont pas été entendues lorsqu'elles ont supplié qu'on les protège : «Il faut vraiment évaluer le danger, quand quelqu’un dit : "J'ai peur, il va me tuer". Il faut penser que c’est possible et faire tout ce qu’il faut pour la protéger : éloignement, téléphone grave danger...» A cet effet, les femmes doivent être accompagnées d'un avocat vraiment formé et sensibilisé, qui puisse guider la femme en danger pour qu'elle exige des dispositions vraiment protectrices. Comme par exemple la mesure d'accompagnement protégé, qui ordonne à un tiers de conduire l'enfant du père à la mère afin que l'ex-compagnon violent cesse de harceler son ancienne compagne et/ou ignore l'adresse de son éventuel nouveau domicile.
Et du côté de la police ? Jean-Pierre Colombies, policier à la retraite et porte-parole du syndicat Union des policiers nationaux indépendants UPNI, interrogé par RT France, estime pour sa part que les brigades spécialisées sont désormais bien formées à recevoir les plaintes des femmes en danger. Or, selon lui, le manque de moyens et d'expérience du personnel judiciaire est en cause dans la plupart des drames. «Dans bien des circonstances, l’interaction des protocoles ou chaque partie jouerait un rôle cohérent, et complémentaire, ne fonctionne pas», remarque-t-il.
Manque de moyens et protocoles trop lourds
En France, en 2013, seules 194 femmes ont fait l’objet d’une demande de «mise en sécurité» par le réseau dit Solidarité Femmes. «Ce sont des mesures d’extrême urgence, or à l'heure actuelle, elles nécessitent du délai et pendant ce temps les drames arrivent», explique l'ancien policier, en plaidant par ailleurs pour «moins d’engorgement des commissariats avec des plaintes pour des vols insignifiants comme celui d'un paillasson», «une meilleure fluidité des procédures» pour ces femmes en danger.
«La loi est lacunaire quand il y a des enfants. Il faut trouver un système pérenne pour mettre les femmes à l’abri», estime l’avocate Juliette Daudé. Ernestine Ronai souhaite quant à elle qu'une enquête ait lieu concernant le meurtre de Julie pour déterminer si elle aurait pu être sauvée. «C'est crucial pour penser mieux le sujet, et voir où sont les dysfonctionnements. Tous les éléments du point de vue de la justice sont en place pour aider les femmes, servons-nous en!», conclut ce membre du Haut conseil à l'Egalité.