France

15 ans après, le pari de longue haleine du FN va-t-il porter ses fruits ?

Par bien des aspects, le 21 avril 2002 et le 23 avril 2017 ne se ressemblent pas. En 15 ans, le FN est passé du statut d'invité surprise du second tour à celui de favori des sondages, réussissant le pari de son implantation dans la société française.

C’était il y a 15 ans : les Français découvraient sur leur écran de télévision le visage de Jean-Marie Le Pen au soir du premier tour de l'élection présidentielle, le 21 avril 2002. Finaliste imprévu le candidat du Front national (FN) avait été nettement battu par le président sortant, Jacques Chirac, le 6 mai, qui avait recueilli 82,21% des voix, contre 17,79% pour son adversaire. 15 ans plus tard, le FN accède pour la deuxième fois au second tour de la présidentielle avec 21,43% des voix, confirmant ainsi une longue série de sondages qui, depuis plusieurs mois, annonçaient un large succès électoral pour Marine Le Pen.

Symbolique, la comparaison entre le 21 avril 2002 et le 23 avril 2017 ne doit pas pour autant occulter les différences de contexte importantes. Si l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour avait été rendue possible par une très forte division de la gauche (pas moins de huit candidats se partageant 42% des suffrages), Marine Le Pen est parvenue à se qualifier dans un contexte politique bien moins disparate (seuls 4 candidats se réclament de gauche en 2017).

Après une campagne menée dans la position de favorite, Marine Le Pen aborde désormais un second tour Emmanuel Macron qui s’annonce d’ores et déjà bien plus ouvert que celui de 2002. Les appels au «front républicain» et au «barrage contre le FN», unanimes et immédiats il y a 15 ans (à l’exception notable de la candidate de Lutte ouvrière, Arlette Laguiller, qui avait appelé à s’abstenir) s'annoncent plus difficile cette année. Le choc de 2002 avait provoqué la retraite anticipée de Lionel Jospin, Premier ministre à l'époque, et la dissolution du Rassemblement pour la République (RPR), remplacé par l'Union pour la majorité présidentielle (UMP, ensuite rebaptisé Union pour un mouvement populaire), destinée à soutenir Jacques Chirac. Le candidat de la droite avait refusé le débat de l’entre-deux-tours contre Jean-Marie Le Pen. Cette fois, la situation risque d'être plus nuancée. Le FN s’est fait une place dans le paysage politique et quel que soit le résultat électoral du 7 mai prochain, il peut se targuer d’avoir réussi trois paris de taille.

 

Une progression géographique et sociologique ininterrompue

Jadis plébiscité dans la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur et cantonné à des succès électoraux ponctuels lors de scrutins locaux, le Front national est parvenu à développer son audience dans plusieurs régions. En 2007, alors que le parti fait moins de 5% des voix aux législatives, Marine Le Pen, qui se présente pour la première fois à Hénin-Beaumont, est l’unique candidate du FN à pouvoir se maintenir au second tour, avec près 42% des suffrages malgré un «front républicain» formé par tous les partis adverses : deux ans plus tard, à la faveur d’une municipale partielle, le FN y obtient 40% des voix dès le premier tour. Ces succès dans une cité ouvrière de l’ancien bassin minier annoncent le développement à venir de la géographie et de la sociologie électorale du FN.

Plusieurs analystes estiment que le parti de Marine Le Pen prospère grâce à la désindustrialisation et au chômage des anciennes zones d’emploi. Pourtant, la mutation électorale se poursuit bien au-delà et semble révéler une évolution bien plus vaste. Lors des régionales de 2015, le FN est présent dans toutes les régions métropolitaines au second tour, et arrive même en tête dans six d’entre elles, parmi lesquelles des zones d’ordinaire peu perméables à son discours, comme le Centre ou la Bourgogne-Franche-Comté. Scrutin après scrutin, la carte électorale montre l'extension croissante de l'implantation du FN.

En pleine explosion dans les zones périurbaines et les villes de taille moyenne, le vote FN devient progressivement celui de la «France périphérique», comme l’analyse Christophe Guilluy, celui des «perdants de la mondialisation» et de «la fin des classes moyennes». «Il y a moins de distance entre un Parisien et un New-Yorkais qu'entre un Parisien et un Creusois », explique le sociologue dans les colonnes de L’Express en février 2017.

L’impressionnante progression géographique du FN en 15 ans reflète en effet son enracinement dans différents groupes sociaux, bénéficiant des effets de la mondialisation, du déclassement économique de régions entières et pas seulement des ruines de l’ancienne industrie. En 2015, si près de 50% des ouvriers ont voté pour le FN, tel est aussi le cas de 40% des salariés : le parti socialiste (PS), jadis plébiscité par ces électeurs, ne recueille plus que 15% de leurs voix. Mais le parti de Marine Le Pen réalise également une très forte percée dans la fonction publique (28% des fonctionnaires, traditionnellement à gauche, ont voté FN en 2015), chez les agriculteurs, traditionnellement à droite, ainsi que dans des groupes sociaux autrefois sous-représentés dans l’électorat frontiste : les femmes, ou encore les homosexuels (il est majoritaire chez les couples homosexuels mariés en 2015, selon une étude du CEVIPOF).

 

Du petit parti isolé à la machine électorale broyant le bipartisme

Face à la très forte progression du Front national, la stratégie du «front républicain» a longtemps été brandie par les différents partis de droite ou de gauche. Très efficace à ses débuts, cette rhétorique s’est essoufflée avec le temps. Accréditant les accusations lancées par Marine Le Pen à l’encontre d’un «UMPS» occupé à s’accaparer le monopole du système politique, le «barrage au FN», comme tout barrage, semble avoir fini par faire monter le niveau du fleuve : depuis 2012, ce n’est qu’à la faveur du mode de scrutin majoritaire à deux tours que le PS et Les Républicains (LR) parviennent à éviter l’élection de candidats frontistes dans les élections locales.

Outre des remises en cause sporadiques par différents cadres de droite, dont Nicolas Sarkozy, au profit d’une logique du «ni-ni» (qui sera même la ligne officielle de l’UMP pour les cantonales de 2011), le «front républicain» ne fait plus mouche.

Le politologue Joël Gombin constate en 2015 dans Le Monde diplomatique que, «loin d'une frontière étanche entre les électeurs du front républicain et ceux du FN, on assiste au contraire à la fusion, relative mais bien avancée, des électorats de droite et d'extrême droite».Au détriment de la gauche et de la droite traditionnelles, cette progression sera même venue à bout du bipartisme, encore vif en 2012, et désormais au plus mal, alors que François Fillon et Benoît Hamon ont tous deux été éliminés dès le premier tour.

En vertu de ses succès électoraux, les cadres du FN aiment désormais affirmer qu’il est «le premier parti de France». Le FN affiche par ailleurs une vitalité militante qui contraste avec celle des autres grands partis : alors que le PS et LR ont perdu près de la moitié de leurs adhérents entre 2007 et aujourd’hui, le FN en a gagné près de 30%.

En tant que parti, le FN est d’ailleurs parvenu à se développer de manière très efficace. Tout en revendiquant une place à part dans le paysage politique, puisque ne se réclamant «ni de droite ni de gauche», le parti a néanmoins poursuivi une «normalisation» de ses relations avec les autres partis politiques ainsi qu’avec les institutions.

Ainsi, chose impensable du temps où son père présidait le FN, Marine Le Pen a été reçue quatre fois à l’Elysée par François Hollande. Les conseillers municipaux, départementaux et régionaux du parti sont désormais plusieurs milliers (libérant par la même occasion sa présidente de l’obstacle des 500 parrainages qui subsistait encore en 2012) et se frottent à l’exercice du pouvoir. En juin 2015, le FN est même parvenu à fonder un groupe au parlement européen, notamment grâce à l’appui du Parti pour la liberté néerlandais, signal de la fin de son isolement.  

Une image plus lisse, un programme plus solide  

Le terme de «dédiabolisation» a été popularisé par les médias lors de l’accession de Marine Le Pen à la présidence du FN en 2011 afin de décrire la manière dont le parti a fait évoluer son discours, notamment pour ne pas se restreindre aux seules questions d’immigration. Certains de ses détracteurs soupçonnent régulièrement cette stratégie de n'opérer que des changements de façade, sans que le fond du parti n'évolue véritablement. A bien y regarder, il semble pourtant que les sujets identitaires conservent une place de choix tout à fait assumée dans le programme du parti. C'est d’ailleurs sur ces questions que Marine Le Pen a choisi d’axer la fin de sa campagne, bien davantage que sur les questions économiques et sociales. Ce calcul électoral, qui semble avoir porté ses fruits compte tenu de l’absence de François Fillon au second tour, souligne clairement que le FN, loin de gommer son ancrage à droite, le cultive savamment.

Cette stratégie est rendue possible par une sensible diversification du programme économique du FN, dont l’immigration est progressivement devenue l’une des composantes – principalement dénoncée pour son coût social et économique, et non plus seulement pour des motifs culturels.

Insistant plus ou moins sur tel ou tel aspect de la lutte contre la mondialisation, tantôt sur la perte des valeurs, tantôt sur la concurrence économique au sein de l’UE, le FN s’adresse désormais à un public élargi et qui lui était parfois même hostile. En témoigne, par exemple, l’ouverture de plusieurs sections sur des campus universitaires, comme celle, très médiatisée, de SciencesPo Paris créée en 2015.

Bien plus qu'à une simple «dédiabolisation», c'est à une véritable «diversification» que s'est livré le FN. Corollaire de cette stratégie, le parti a favorisé l’émergence de nouvelles figures charismatiques et médiatiques, comme celles de Florian Philippot, Marion Maréchal Le-Pen ou Nicolas Bay, chacune incarnant une nuance du programme électoral.

Entre interventionnisme économique et dénonciation de la fiscalité, entre laïcité républicaine et défense des valeurs chrétiennes, la «diversification» tient pourtant parfois du grand-écart. Elle conduit certains observateurs à parler désormais d’un «FN du Nord» et d’un «FN du Sud», respectivement alignés sur une ligne plutôt souverainiste ou sur une ligne plutôt identitaire. Outre l’atténuation de l’image sulfureuse du FN, c’est bel et bien la mise en avant d’un programme et d’une ligne politique qui lui a permis d’être pris au sérieux, y compris par ses adversaires, là où Jean-Marie Le Pen se contentait principalement de sa personne et de ses déclarations.

Contrairement à son père, Marine Le Pen peut espérer remporter l’élection présidentielle : à la tête d’un parti comme les autres, il lui faut donc désormais convaincre au-delà de ses propres militants, tout comme les autres partis le font. Si le «front républicain» peut continuer à mobiliser les électeurs, il se révélera assurément moins efficace que le 21 avril 2002. La patiente évolution du FN, après être venue à bout du bipartisme, lui permettra-t-elle de surmonter cette ultime barrière ? A l’échelle de la vie politique, quinze années sont une fraction de seconde. Mais à l’échelle d’une vie, quinze ans sont une éternité : les 18-25 ans avaient entre trois et dix ans le 21 avril 2002. Massivement présent sur les réseaux sociaux, le FN semble avoir fait une priorité de ces jeunes électeurs, chez qui il était déjà majoritaire lors des régionales de 2015. C’est de ce quatrième pari, qui est un véritable pari sur l’avenir, que dépendra le sort du Front national le 7 mai prochain.    

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