Dans son édition du 3 novembre 2016, le journal Le Monde révèle les principaux éléments de l’information judiciaire ouverte en avril 2013 sur les soupçons de financement libyen dont aurait bénéficié l’ex-président français Nicolas Sarkozy lors de sa campagne à la présidentielle de 2007.
Dans le viseur des autorités, une «caisse noire» qui aurait été remplie par des réseaux libyens proches de l’ancien dirigeant Mouammar Kadhafi et mise à disposition de l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy.
Le célèbre quotidien revient sur les écoutes téléphoniques, les témoignages et autres comptes rendus à disposition des enquêteurs, qu’il a pu consulter en exclusivité.
Ils cherchent le lien avec Kadhafi mais ils ne cherchent pas au bon endroit
Le 27 mars 2015, alors sur écoute, l’avocat franco-djiboutien Mohamed Aref évoque l’enquête en cours avec son confrère, le malaisien Siva Rajendram, soupçonné d’être lié au possible financement de la campagne. En effet, l’avocat est dans le viseur des autorités pour un versement suspect de 500 000 euros à l’ancien secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, mis en examen quelques jours auparavant.
Mais si Guéant et Rajendram assurent que la somme portait sur la vente de deux tableaux, ce dernier n’en reste pas moins inquiet. Au téléphone, son confrère tente de le rassurer. «Dis-leur simplement que tu n’as rien à voir avec eux», lâche-t-il avant d’ajouter : «Oui, ils cherchent le lien avec Kadhafi mais ils ne cherchent pas au bon endroit.»
Sans disposer de preuves tangibles, les juges chargés de l’enquête ont néanmoins entre leurs mains d’autres témoignages troublants, dont celui d'un ex-ambassadeur de France en Libye, François Gouyette, qui leur a confié avoir entendu des rumeurs concernant un possible financement provenant de Moftah Missouri, l’ancien interprète de Mouammar Kadhafi.
Le cash libyen perdu en chemin ?
Le versement suspect est encore abordé explicitement dans un carnet tenu par l’ancien ministre libyen du Pétrole, Choukri Ghanem (mort noyé dans le Danube en 2012), et révélé par le site d’information français Mediapart. Le Libyen, qui avait pris l’habitude de garder une trace écrite de ses entretiens, rapporte un échange tenu le 29 avril 2007, dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française, chez le directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi, Bachir Saleh.
«A midi, j’ai déjeuné avec [le Premier ministre libyen d’alors] El-Baghdadi et Bachir Saleh à la ferme de Bachir. Bachir a parlé, disant avoir envoyé 1,5 million d’euros à Sarkozy quand Saïf [Al-Islam, le fils de Kadhafi] donnait 3 millions d’euros. Mais on leur a dit que l’argent n’était pas arrivé. Il semblerait que les "mecs" en chemin l’ont détourné, tout comme ils lui ont pris 2 millions en provenance d'Abdallah Senoussi [le chef des services de renseignement libyen]», écrit Choukri Ghanem.
Bachir Saleh, interrogé par Le Monde, assure ne pas se souvenir de cette conversation : «Je ne suis pas au courant de cette réunion, ça ne me dit rien.»
Alexandre Djouhri : un personnage (très) influent
Le quotidien s’attarde ensuite sur un personnage clé disposant de multiples contacts : le français Alexandre Djouhri. En 2011, en pleine guerre en Libye, celui-ci a en effet orchestré, avec Bernard Squarcini, alors dirigeant des services de renseignement intérieur (DCRI), «l’exfiltration secrète de [Bachir] Saleh de Paris vers l’Afrique du Sud, en passant par le Niger, entre les deux tours de l’élection présidentielle française de 2012 et alors qu’il était visé par une notice rouge, un mandat d’arrêt d’Interpol», écrit Le Monde.
Et ce n’est pas tout. Le 11 mars 2014, après avoir été visiter Bachir Saleh, Alexandre Djouhri demande à l’un de ses contacts de rédiger une lettre innocentant Nicolas Sarkozy, signée de la main du directeur de cabinet de Kadhafi, afin de la remettre aux juges.
L’idée émanerait en fait du directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, Michel Gaudin, qui s’interroge sur le timing de la démarche au cours d’une conversation téléphonique avec Djouhri le 21 mars 2014.
«A mon avis, ça serait pas opportun pendant les municipales là… Non ?», s’interroge ce dernier. «Après, on voit, mais vous pensez que ça pourrait se faire vite, donc, d’après ce que je comprends», répond Michel Gaudin, après quoi Djouhri tranche : «Moi, je m’en fous. Posez-lui la question [à Nicolas Sarkozy] et moi, j’attaque.»
Gaudin le rappelle deux heures plus tard pour lui faire savoir que, selon le président, «le plus tôt serait le mieux». On ignore si la mission a finalement été menée à bien.
Les réseaux d’Alexandre Djouhri ne s’arrêtent pas là, et l’individu n’hésite pas non plus à faire jouer ses contacts dans les médias.
Le 17 mars 2015, peu de temps après la mise en examen de Claude Guéant, il téléphone à Rudi Roussillon, président du conseil de surveillance de la Société du Figaro et conseiller du Groupe Dassault, pour lui suggérer : «Moi je pense quand même que tu devrais quand même faire faire un édito […] que Thréard [le directeur adjoint du Figaro] l’appelle, qu’il lui, qu’il prépare un papier.» «Je vais organiser un truc pareil», répond Roussillon. Claude Guéant sera finalement invité au «Talk Le Figaro», pour clamer son innocence.
Une comptabilité difficile à suivre
Dans la comptabilité tenue par le franco-djiboutien Wahib Nacer (le cousin de Mohamed Aref), il apparait qu'Alexandre Djouhri aurait privilégié les espèces, comme en témoignent des retraits de plusieurs millions d’euros. Il aurait aussi eu recours à des «comptes bancaires de prête-noms», rapporte le journal français. Selon l’hypothèse privilégiée par les enquêteurs (mais pour l’heure non prouvée), ce procédé lui aurait permis de blanchir dans ses circuits financiers l’argent libyen destiné à la campagne de Nicolas Sarkozy.
A cet égard, le rôle de Claude Guéant, qui a loué entre le 21 mars et le 31 juillet 2007 un coffre de grande taille à la banque BNP, assurant vouloir y entreposer des archives, interpelle particulièrement les enquêteurs.