Henri Proglio, président d’honneur d'EDF, a été auditionné le 13 décembre à l'Assemblée nationale, dans le cadre d'une commission parlementaire portant sur la souveraineté et l'indépendance énergétique de la France. L'occasion pour celui qui fut à la tête de l'ex-premier producteur d'électricité au monde de s'exprimer sans filtre sur ce qu'est devenue, au fil du temps, l'entreprise qu'il a dirigée de 2009 à 2014.
On a fait la fortune de traders, pas des industriels
Répondant à l'une des premières questions de son auditoire, Henri Proglio a ainsi déploré l'accumulation d'orientations politiques qui, selon lui, ont nui au fleuron français de l'énergie. «On a fait la fortune de traders, pas des industriels», a ainsi regretté le septuagénaire, qui a partagé sa désolation en ces termes : «Où est le service public de l’électricité, pourquoi l’avoir abattu, pourquoi est-ce [aujourd'hui] à l’Etat de faire les compensations nécessaires pour que les gens à faible revenu puissent accéder à l’électricité ? Pourquoi prendre la France en otage [de] réglementations absurdes ?»
Une réponse parmi d'autres qui témoigne de la colère qu'a voulu partager, à l'Assemblée nationale, l'ancien patron d'EDF contre certains choix politiques qui, selon lui, ont directement impacté le service public français de l'électricité. «Rarement on aura entendu charge plus dure contre les décisions prises par nos gouvernements», a-t-on d'ailleurs commenté à l'antenne d'Europe 1 au sujet de l'intervention d'Henri Proglio qui, selon la journaliste Géraldine Woessner, «restera dans les annales».
La naissance d'EDF, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
L'amertume ici exprimée par Henri Proglio s'explique par son attachement historique à EDF. Avant toute chose, l'ancien PDG a ainsi commencé sa présentation orale par un rappel contextuel des débuts d'EDF, qui remontent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – l'établissement public a été créé en avril 1946 – avec un gouvernement français alors déterminé à considérer l’électricité comme un élément stratégique majeur.
Henri Proglio a ici rappelé les trois objectifs phares initialement donnés à l'entreprise : acquérir une indépendance énergétique, développer une compétitivité du territoire et créer un service public de l'électricité accessible à tous. Le président d'honneur d'EDF a alors partagé sa nostalgie d'«une vision politique à long terme» et d'«une volonté claire d'aboutir» qui, il l'affirme, ont toutes deux permis à la France d'entamer l'aventure industrielle de l'entreprise en suivant «un système intégré, cohérent et optimisé». De fait, la stratégie française en matière d'électricité englobait dès le départ la production, le transport et la distribution.
Henri Proglio a également noté que le choix technologique français de s'être focalisé sur l’hydraulique et le nucléaire avait permis à EDF de relever un quatrième objectif sur le long terme : la capacité de limiter ses émissions de dioxyde de carbone.
«Il n’y avait plus qu’à tout détruire, c’est chose faite», tonne Proglio
Partant de cette analyse, l'ancien PDG d'EDF a poursuivi en fustigeant diverses décisions politiques qui, selon lui, ont poussé l'entreprise française droit dans le mur. «Il n’y avait plus qu’à tout détruire, c’est chose faite», a en effet estimé Henri Proglio devant les membres de la commission parlementaire.
L’Etat avait envisagé d’obéir à la doctrine européenne et de mettre en concurrence les barrages, [ce contre quoi] je me suis battu avec l'ensemble de l'entreprise
Pour l'homme auditionné, deux acteurs principaux ont mené EDF à sa perte : «L’Europe et le gouvernement français.» «Toute la réglementation européenne depuis dix ans [a] comme conséquence la désintégration de l’entreprise EDF [puisque] l’Europe a pris comme axe idéologique quasi unique la concurrence», a-t-il pointé, regrettant ainsi qu'au moment de son arrivée dans l'entreprise, les pouvoirs publics s'efforçaient de mettre en concurrence l'exploitation des barrages du pays, dont l'intérêt stratégique réside dans leur capacité de stockage. «L’Etat avait envisagé d’obéir à la doctrine européenne et de mettre en concurrence les barrages, [ce contre quoi] je me suis battu avec l'ensemble de l'entreprise», a expliqué Henri Proglio avant de s'en prendre à la loi Nome (2010) qui, en substance, a consisté à «imposer à EDF la vente à prix cassé de 25% de sa production électro-nucléaire à ses propres concurrents».
L’obsession allemande depuis 30 ans, c’est la désintégration d’EDF
«Il a fallu définir un prix de marché, qu’on a indexé sur le gaz [...] parce que les Allemands utilisent le gaz», a déploré le président d'honneur de l'entreprise selon qui «l’obsession allemande depuis 30 ans, c’est la désintégration d’EDF».
«EDF est une espèce d’Autriche-Hongrie rabougrie : il y a eu un empire, [à savoir] un producteur électrique, qui n’a plus accès à ses clients, et dont l'optimisation dépend d’une société [RTE] qui est en lévitation [puisqu']il est interdit [à EDF] de s’en occuper», a encore tancé Henri Proglio, avant d'enfoncer le clou : «Tout ça va dans le sens de la désoptimisation totale du système auquel nous avons droit aujourd’hui.»
«Il était de bon ton d’accepter l’idée que la demande électrique allait baisser en France», se remémore le dirigeant
Le président d'honneur d'EDF a multiplié les critiques contre différentes politiques énergétiques françaises menées depuis les années 90. «On a assisté à la recherche pathétique d’un accord électoral avec un parti anti-nucléaire. Cela remonte à 97/98 avec l’abandon des réacteurs à neutrons rapides. Il y a ensuite eu Fukushima et [son] opération médiatique avec laquelle on a confondu le tsunami et l’accident», a tancé Henri Proglio.
«L’apogée [est] la campagne de 2012 [avec] la fermeture annoncée de 28 réacteurs nucléaires [qui] s’est transformée progressivement par la fermeture de Fessenheim», a-t-il poursuivi. Se remémorant ses années à la tête d'EDF, le chef d'entreprise a dénoncé le fait que les pouvoirs publics aient à l'époque tenté de lui imposer «la théorie absurde de la décroissance électrique».
«Il était de bon ton d’accepter l’idée que la demande électrique allait baisser en France et que le nucléaire était trop puissant», a pointé Henri Proglio, selon qui les conséquences d'un tel raisonnement ont alors consisté en «une baisse des efforts de recherche, un désalignement des stratégies des entreprises dépendant de l’Etat, un affaiblissement global du système [ainsi que] des difficultés de recrutement».
«Rien n’est jamais désespéré», a finalement lâché l'ancien patron d'EDF, avant de laisser ses interlocuteurs le questionner davantage sur les enjeux de souveraineté et d'indépendance énergétique du pays…