RT France : Est-ce que vous pensez qu’il faut annuler le contrat ? Est-ce que cela va influencer la réputation de la France en tant que fournisseur d’armements ?
Jacques Sapir : La France en fait peut annuler un contrat à sa volonté. Ce qui est toujours possible effectivement mais lorsqu’elle se décide à vendre à des pays dont elle n’est pas sûre d’exécuter le contrat. En fait, il y a eu un seul cas au préalable. C’était par rapport à Israël. Et ce cas était un cas très particulier, puisqu’après la guerre de 1967, le général de Gaulle avait décidé non pas d’annuler les contrats, mais de les suspendre. C’est-à-dire que les avions et les bateaux étaient produits mais n’étaient pas livrés à Israël. Et puis, le gouvernement israélien a d’une certaine manière organisé la fuite des bateaux – ce qu’on appelle les «vedettes de Cherbourg» – pour Israël, ce qui a provoqué une rupture franche des relations industrielles entre la France et Israël. Mais dans ce cas, le gouvernement français pouvait dire qu’il y avait eu un acte délibéré du gouvernement israélien qui avait d’une certaine manière contribué à la rupture du contrat. C’est le seul cas équivalent à l’affaire des Mistral depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Et de ce point de vue, la position de la Russie sur la vente de Mistral est bien plus forte que la position d’Israël. Donc je pense que ce sera effectivement une perte de réputation importante pour la France. La France a vendu beaucoup d’armes avancées à des pays très antidémocratiques, dans le Golfe ou ailleurs. Et maintenant, elle refuse de vendre des armes à la Russie qui n’a, bien sûr, pas une structure démocratique parfaite mais une bien meilleure structure démocratique que le Qatar ou d’autres pays similaires. Et donc la France a beaucoup à perdre au plan politique mais aussi au niveau des relations internationales et des accords internationaux et je crois aussi que cela sera très difficile à redresser.
RT France : La France, d’après les rumeurs, essaye de vendre les Mistral à l’Inde ou à la Chine. Est-ce que c’est éthique ? Pensez-vous que les alliés de la Russie vont l’accepter ?
Jacques Sapir : Si la France veut vendre ses bateaux, elle ne peut les vendre qu’à des pays qui utilisent des équipements qui sont à peu près similaires. Et donc, des équipements qui sont aux normes russes. Evidemment, cela veut dire essentiellement la Chine et l’Inde. C’est le premier point. Deuxièmement, la France peut se décider à vendre ses bateaux. Je pense qu’elle doit néanmoins obtenir l’agrément de la Russie puisqu’une partie des pièces qui constituent ces bateaux a été produite à Saint-Pétersbourg. Je ne pense pas que cela poserait problème si la France voulait les vendre à l’Inde ou à la Chine. La troisième question, c’est qu’est-ce qui se passerait au plan international si, par exemple, la marine indienne ou la marine chinoise se portait acquéreur de ces bateaux et qu’après les avoir essayés pendant six mois ou un an, elle se décidait à les louer à la marine russe ? Auquel cas, tout le monde comprendrait qu’il y a eu un accord en sous-main de la France pour en réalité livrer ces bateaux sans les livrer. Bref, on perdrait encore plus en réputation internationale. Donc, tout ceci me semble extrêmement mal engagé. Je pense qu’on est dans une position où la France et le gouvernement français vont être les grands perdants de cette affaire. Et je pense que la seule chose qui aurait dû être faite, c’est de dire «on livre les bateaux», quitte à dire évidemment à ce moment-là «on suspend tous les autres contrats». Mais ces bateaux sont construits, il fallait les livrer.
RT France : La France perd des sommes énormes à cause de la non-livraison des Mistral. La majorité de la population de Saint-Nazaire participe à la construction. Pourquoi est-ce que les autorités ne peuvent pas trouver une solution plus satisfaisante ?
Jacques Sapir : Les autorités gouvernementales sont parfaitement conscientes du fait que quelle que soit la décision qu’elles prendront, ce sera une décision pénible pour elles. Alors, si elles décident de ne pas livrer les bateaux, il faudra qu’on les paye. Il y aura un problème de plan de charges pour les chantiers de Saint-Nazaire. Il va se poser ensuite la question de savoir ce qu’on va faire avec ces bateaux, est-ce qu’on les démantèle ? Est-ce qu’on les coule ? Est-ce qu’on les vend à une autre puissance ? Si on prend l’autre solution qui serait la plus raisonnable et de malgré tout livrer ces bateaux à la Russie, à ce moment-là, on a évidemment un problème avec les Etats-Unis et un problème avec l’OTAN. De toutes les manières, le gouvernement français devra prendre une décision difficile. Je pense simplement que la décision la plus logique et la moins difficile pour lui consisterait à livrer ces bateaux. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. De toutes les manières, le gouvernement français s’est mis de lui-même dans une situation difficile et il ne pourra pas en sortir sans perdre des plumes au niveau international.