L’accord «historique» de réduction de la production de pétrole obtenu le 12 mars après quatre jours de négociations entre les pays producteurs membres de l’Opep et ceux extérieurs au cartel, comme la Russie, n’a pas suffi à faire remonter les cours du brut. Les deux indices de référence du marché international, le WTI américain et le Brent de la mer du Nord, stagnent aux environ de 20 et 28 dollars le baril (17 et 26 euros).
Au mois d’avril, sous les effets des mesures prises dans le monde entier pour tenter de contenir l’épidémie, et notamment l’arrêt du transport aérien de passagers et la chute du trafic routier, la demande mondiale de pétrole a chuté de plus de 27 millions de barils par jour (bpj), soit de près de 30%. Or l’accord difficilement trouvé entre les producteurs ne prévoit de retirer de la production que 9,7 millions de bpj et seulement pour deux mois.
Une situation qui signe la fin du boom du pétrole et de gaz de schiste observé aux Etats-Unis depuis une décennie. Les prix devraient rester durablement bien en deçà des coûts de production de nombreux producteurs américains – en particulier ceux des gisements de schiste – et entraîner la disparition aux Etats-Unis, de 240 000 emplois liés au pétrole cette année, soit environ un tiers des effectifs des gisements pétroliers onshore et offshore, selon le COVID-19 Report de la société de conseil Rystad Energy.
Les gisements de pétrole de l’ensemble du pays, au Texas, au Nouveau-Mexique, dans l'Oklahoma et au Dakota du Nord sont quasiment à l’arrêt et des dizaines de milliers d’ouvriers ont déjà perdu leur emploi.
«Le boom pétrolier américain est mort» le 6 mars 2020
Dès le 6 mars, les contrats à terme du pétrole américain ont chuté à 20 dollars le baril, après l’échec des premières négociations entre la Russie et l’Arabie saoudite dans le cadre du format dit « Opep+ ». Pour Reuters c’est ce jour-là qu’ «est mort le boom pétrolier américain». Car ce tarif correspond à peine à un tiers de celui de début janvier et surtout représente moins de la moitié du seuil nécessaire pour couvrir les coûts de production, situés aujourd’hui aux environ de 43 dollars.
«Dès que le virus a frappé et que les prix du pétrole ont chuté, ils ont renvoyé tout le monde chez eux», raconte Joel Rodriguez, administrateur en chef du comté de La Salle, où se trouve le deuxième champ pétrolifère le plus productif du Texas, cité par Reuters dans une dépêche publiée cette semaine.
Les producteurs de pétrole de schiste sont confrontés à des fermetures de puits et à une «détresse financière à l'échelle de l'industrie», analyse pour sa part Artem Abramov, responsable des schistes au cabinet de conseil américain Rystad Energy. Il s'attend à ce que certains prix régionaux du baril aux Etats-Unis et au Canada descendent en dessous de 10 dollars.
Les réductions de production arrivent trop tard pour les travailleurs des services à l’industrie pétrolière aussi, comme les fournisseurs d’équipements ou de produits chimiques qui ne peuvent plus se permettre d’attendre un redémarrage de la demande à un niveau soutenu attendu en 2022. Depuis deux ans déjà les investisseurs de Wall Street ont réduit leurs expositions dans l’ensemble du secteur du schiste en raison de rendements médiocres, laissant aux producteurs des options limitées de refinancement
il faut parfois savoir encaisser ses jetons et quitter la table
«Il n'y a plus de bouée de sauvetage», a déclaré Lance Loeffler, directeur financier du principal fournisseur américain de services de fracturation Halliburton basé à Denver (Colorado), qui a jeté l'éponge fin mars après avoir licencié 3 500 ouvriers. «Nous aurions pu rester ouverts et courir jusqu'à ce que l'argent disparaisse, mais il faut parfois savoir encaisser ses jetons et quitter la table», a résumé Beth Thibodeaux, directrice générale.
Plus d'acheteurs et des capacités de stockage saturées
Il y a aujourd’hui tellement de pétrole invendu que certains opérateurs de pipelines, craignant de voir leurs lignes bouchées, insistent pour que les producteurs cessent de connecter de nouveaux puits et prouvent qu'ils ont des acheteurs ou des points de stockage avant que le pétrole des puits existants ne puisse être admis dans les tuyaux.
Plusieurs dirigeants de compagnies pétrolières tels Scott Sheffield, PDG de Pioneer Natural Resources qui exploite des champs du Bassin permien souhaitent que les régulateurs du Texas et de l’Oklahoma imposent des réductions de production allant jusqu'à 20%, n'épargnant que les plus petits producteurs. Et au Texas, une ordonnance de l'Etat fédéré a ordonné cette semaine une réduction de l’ordre d’un million de barils par jour dans les champs de schiste pour tenter d'empêcher la vente à perte.
Le propriétaire de MCA Petroleum, Shellman, redoute de ne plus avoir aucun contrat de livraison à la fin du mois lorsque ceux en cours auront expiré. Il a donc profité de ce qu'il disposait encore du fonds retraite de l’entreprise pour payer ses salariés avant de placer sa société sous la protection de la loi contre les faillites. Et pour lui :«Ca ne reprendra jamais comme avant.».
Malgré une baisse régulière de ses coûts, de 82 à 43 dollars le baril, l’industrie du pétrole de schiste n’a jamais été très rentable. Elle a toutefois contribué à l’augmentation exponentielle de la production américaine au cours de la dernière décennie pour atteindre récemment 13 millions de bpj, faisant des Etats-Unis le premier producteur mondial, presque exclusivement grâce au boom du pétrole de schiste.
60 compagnies pétrolières au bord de la faillite
En 2010, les producteurs de schiste n'extrayaient que quelque centaines de milliers de barils par jour. Ils ont depuis atteint «plus de 8 millions de barils par jour» explique Benjamin Louvet spécialiste matières premières chez le gestionnaire d’actif OFI cité par BFM Bourse, qui précise que ce tour de force a été réalisé «avec un accès illimité au crédit».
Mais cette période est révolue et les entreprises du secteur se sont lourdement endettées durant les années d'expansion, s'exposant à un retournement du marché comme celui observé actuellement.
«De nombreuses compagnies [américaines] du secteur du schiste sont déjà au bord de la faillite», analyse Julienne Geiger, éditorialiste de Oil price, le site de référence des traders du secteur de l’énergie. Elle cite de le cas d’Occidental Petroleum, le géant du schiste, dans l’incapacité de rembourser les 40 milliards de dollars empruntés pour racheter un de ses concurrents et dont la dette a été dégradée par l’agence de notation Moody’s à la catégorie «spéculative». Depuis le début de l'année, la valeur de l'entreprise a fondu en bourse de 70%.
Dès le 1er avril, près de deux semaines avant l’accord de réduction soutenu par le président des Etats-Unis Donald Trump, Whiting, principal producteur du Dakota du Nord avait été la première compagnie pétrolière de schiste à se mettre en faillite. Et selon SOLIC capital cabinet d’ingénierie financière «jusqu'à 60 producteurs de pétrole chercheront à se protéger des créanciers cette année [se mettre sous la protection de la loi contre les faillites], et beaucoup ne trouveront pas de nouveaux propriétaires. Certaines banques mettent en place des opérations pour prendre le relais et diriger des producteurs défaillants.»
Ivan Lapchine
Lire aussi : Levée des sanctions contre Rosneft : Trump prêt à tout pour sauver l’industrie pétrolière américaine