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Jacques Nikonoff est professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8. Il est également porte-parole du Parti de l’émancipation du peuple (ex-M’PEP).

L’anti-modèle économique allemand

L’anti-modèle économique allemand Source: Reuters
"Euro" en face de l'ancien QG de la Banque centrale européenne
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Professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8, porte-parole du Parti de l’émancipation du peuple, Jacques Nikonoff se penche sur le «mythe du modèle économique allemand» dans sa chronique pour RT France.

Ces deux dernières semaines j’ai montré, d’une part, comment la « question allemande », qui avait été celle de l’unité de l’Allemagne et de la nostalgie impériale, était devenue aujourd’hui la « nouvelle question allemande », celle de la tentation impériale, et d’autre part pourquoi l’Allemagne ne voulait pas d’une Europe politique. Il faut maintenant évoquer le mythe du modèle économique allemand. Il repose sur une stratégie d’exploitation de ses voisins. L’importance de l’excédent commercial allemand vis-à-vis de ses partenaires européens correspond en effet à une structure des échanges de type néocolonial. L’Allemagne est le leader du club très fermé des pays de la zone euro qui ont un excédent de leur balance des transactions courantes. Le pays central (l’Allemagne) exporte vers presque tous les autres pays de l’Union européenne des produits à forte valeur ajoutée et en importe des produits à plus faible valeur ajoutée, aidé par une monnaie unique surévaluée. Au sein de l’UE, on observe par conséquent des relations inégales de type Centre-Périphérie «entre l’Allemagne et ses partenaires, à l’instar d’une métropole et de ses colonies dans un Empire» (Bulletin de la Banque de France). La stratégie des dirigeants allemands a consisté à imposer, pour certains pays de l’Union européenne, une spécialisation forcée, une division du travail intra-européenne à son unique profit : la sous-traitance, l’agriculture, le tourisme, le folklore... Par l’instrumentalisation du processus d’intégration régionale, les dirigeants allemands ont progressivement structuré l’environnement européen pour en faire une sorte d’Hinterland. Cette stratégie se compose de trois éléments : la délocalisation d’une partie de la production allemande dans les Pays d’Europe centrale et orientale (PECO), la déflation salariale imposée aux travailleurs allemands et l’euro surévalué.

En 1998, lorsqu’il est nommé chancelier, le social-démocrate Gerhard Schröder entend redresser la situation de l’Allemagne qui stagne depuis une dizaine d’année. L’absorption de l’Allemagne de l’Est n’y est pas pour rien. Le commerce extérieur est déficitaire sans discontinuer de 1991 à 2000. Il ne prendra réellement son envol qu’à compter de 2002 (avec l’euro). Gerhard Schröder est persuadé – ou fait semblant de l’être - que cette situation économique médiocre provient d’un coût du travail trop élevé et d’un système de protection sociale trop généreux en Allemagne. On objectera qu’une telle analyse n’a rien d’original. Tous les dirigeants libéraux et sociaux-libéraux, depuis le début des années 1980, dans tous les pays, et quelle que soit la situation économique réelle de ces pays, donnent toujours la même explication passe-partout. Elle sert à exercer une pression permanente sur le salariat afin de le culpabiliser et de lui donner de bonnes raisons de ne pas revendiquer une amélioration de son sort. Avec le grand patronat, Gerhard Schröder va donc agir fermement sur les syndicats qui vont céder. La stratégie des grandes entreprises allemandes, soutenue par les gouvernements successifs, a été de développer l’importation d’entrants bon marché en provenance des PECO, zone d’influence traditionnelle de l’Allemagne. Cette stratégie a permis à l’industrie allemande de réaliser un véritable tour de passe-passe. Elle a pu offrir des produits d’exportations très compétitifs, bénéficiant de l’image de marque associée au Made in Germany malgré leur peu de contenu en travail allemand. Cette augmentation des importations allemandes n’est absolument pas due à une croissance de la demande domestique dans le pays de Goethe. Elle est le carburant du boom des exportations. Ce résultat tient aux liens étroits tissés par les dirigeants allemands avec les pays d’Europe centrale et orientale, favorisés par l’élargissement de l’Union européenne qui, en fait, était conçu pour cette raison. Mais c’est le taux de change de l’euro d’une part avec le dollar, d’autre part avec les monnaies des PECO qui sera décisif. L’Allemagne deviendra ainsi le premier exportateur mondial de marchandises de 2003 à 2008, et le troisième pour les services. Cependant, début 2009, la Chine prenait la première place mondiale comme premier exportateur de marchandises. Fin 2014, la balance des paiements courants de l’Allemagne était excédentaire sans discontinuer depuis 2001, avec un excédent culminant à 7,4% du PIB, 217 milliards d’euros. Même la Commission européenne juge que c’est «excessif» !

En même temps que les délocalisations (Offshore outsourcing) et de manière complémentaire, le deuxième volet de la stratégie des dirigeants allemands pour imposer leur domination économique par les exportations dans la zone euro a consisté à organiser une vaste déflation salariale appelée aussi désinflation compétitive selon les auteurs et les sources. Pour parler dans le langage de tous les jours, les dirigeants allemands ont compressé la masse salariale pour réduire les coûts de production. L’absorption de l’Allemagne de l’Est explique en partie cette politique. Comme les autres pays membres de la zone euro, l’Allemagne n’a pas pu dévaluer sa monnaie pour absorber le choc de la réunification. La variable d’ajustement a donc été les salaires. Ainsi la part des salaires dans la valeur ajoutée a fortement baissé en Allemagne, passant de 72,1% en 2000, à 63,2% en 2007, alors qu’elle restait stable en France et en Italie. Le but était de baisser les prix des produits afin de gagner des parts de marché à l’exportation vis-à-vis des autres pays partageant la monnaie unique. Cette compression de la masse salariale est toujours effectuée de la même manière, quel que soit le temps et le lieu : allongement sans compensation de la durée du travail ou sa réduction avec perte de rémunération ; baisse ou gel des salaires directs et indirects (cotisations sociales) ; encouragement aux emplois précaires ; facilitation des licenciements ; blocage des recrutements notamment dans la fonction publique ; diminution des prestations sociales, augmentation de la TVA… Comme, avec l’euro, il n’est plus possible de dévaluer la monnaie, ce sont les salaires qui l’ont été, l’euro ayant d’ailleurs été conçu notamment pour cette raison. Certes, les innocents objecteront que c’est une politique contraire aux principes officiels avancés pour justifier la monnaie unique puisque celle-ci, précisément, visait à empêcher les dévaluations. C’est vrai. Mais, précisément, ce discours était destiné aux innocents. Les dirigeants allemands, par ce comportement agressif vis-à-vis de leurs partenaires de la zone euro, ont donné de leur pays l’image d’un anti-modèle. Les inégalités ont ainsi explosé en Allemagne. En 2000, les 20% des Allemands les plus riches gagnaient 3,5 fois plus que les 20% les plus pauvres. En 2007, ce ratio est passé à 5. Ce résultat est supérieur à la moyenne européenne. Au total l’Allemagne est le pays développé où la pauvreté et les inégalités se sont les plus accrues entre 2000 et 2014. De l’autre côté de la barricade, c’est exactement l’inverse. Avec plus de 12% du revenu national, le 1% le plus riche a dépassé le niveau historique de la fin des années vingt et du début des années trente et se rapproche dangereusement des niveaux qui avaient été atteints en 1936 et 1937 du temps du nazisme.

Troisième élément stratégique : l’euro. Pour Angela Merkel, « l’euro fort est de nature à renforcer l’Europe dans son rôle de puissance économique. » Elle aurait dû dire renforcer l’Allemagne, car l’euro fort ne favorise que l’Allemagne dont il est devenu l’instrument de la domination. Depuis la création de l’euro, l’Allemagne a amélioré ses exportations au sein de l’UE-27. Seuls les Pays-Bas et la Belgique progressent aussi. Tous les autres grands pays perdent du terrain, sans parler des petits. Si on prend maintenant la part de marché de l’Allemagne au sein de la zone euro, elle s’est accrue au détriment des autres membres de l’UE. Les importations massives, par l’Allemagne, de biens intermédiaires venant de pays à monnaie faible, et la structure des exportations qui en découle, pénalisent tous les autres pays de la zone, notamment lorsque l’euro s’apprécie. L’industrie allemande, de son côté, est finalement peu pénalisée par un euro fort, car les exportations allemandes vers les pays hors zone euro restent minoritaires. Elle est même favorisée pour ses achats de biens d’équipement dans les pays à monnaies faibles. En 2009, les exportations allemandes se sont dirigées à plus de 43% vers les pays de la zone euro et à moins de 6% vers la Chine. Par ailleurs, une étude a montré que les exportations allemandes étaient facturées en euro pour 79%, contre 18% pour le dollar. Ce poids de l’euro tient au fait que la facturation au sein de l’Union européenne avec les pays qui ne sont pas membres de la zone euro se fait en euros et pas en dollars. L’euro fort a joué à plein en faveur de la stratégie des grandes entreprises allemandes.

Beaucoup, en Europe, souhaiteraient que l’Allemagne freine ses exportations et développe sa demande intérieure afin de mener une politique coopérative. La classe dirigeante allemande n’est pas du tout prête à remettre en cause sa stratégie de domination. Comme elle est persuadée que la dégradation de la situation économique allemande dans les années 90 a été provoquée par des salaires trop élevés et un système social trop généreux, elle ne veut pas remettre en question sa stratégie de délocalisation et de déflation salariale, ni organiser de relance par la dépense publique. Mais alors pourquoi, pourrait-on se demander, les autres pays ne feraient-ils pas comme l’Allemagne ? D’abord, tous ne bénéficient pas d’une proximité géographique avec les PECO et de liens anciens. Ensuite, il faut disposer d’une certaine base industrielle que ne possèdent pas ou plus la plupart des autres pays. Enfin, il faut être capable d’imposer aux salariés, particulièrement à ceux de l’industrie, des mesures antisociales qui pourraient susciter des luttes syndicales. En dernier lieu, il faut faire le choix politique d’être non-coopératif et agressif économiquement avec les autres pays qui sont censés, pourtant, être vos partenaires au sein de l’Union européenne… Ajoutons que si tous les pays adoptaient la stratégie allemande ce serait un jeu à somme nulle et même un jeu à somme négative puisque la déflation se généraliserait au sein de la zone euro et s’étendrait à toute l’Europe.

La politique menée par les dirigeants allemands n’est donc pas un modèle, elle est un anti-modèle. 

Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.

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