Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

La guerre d’Ossétie de 2008 : Une victoire russe

La guerre d’Ossétie de 2008 : Une victoire russe© David Mdzinarishvili Source: Reuters
Le conflit en Ossétie du Sud en 2008 a fait environ 1500 morts.
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Jacques Sapir, économiste et spécialiste de la Russie, revient sur la guerre d'Ossetie à la lumière du conflit en Ukraine. Des dénominateurs communs montrent comment les positions des belligérants conduisent à la guerre.

La guerre d’Ossétie du Sud, qui a éclaté à la suite de l’agression de la Géorgie en août 2008 présente certaines analogies avec le conflit qui existe depuis 2014 en Ukraine orientale. C’est pourquoi l’analyse des événements ayant conduit à cette guerre, de l’intervention russe, et de ses suites, s’impose aujourd’hui. Il faut revenir sur ce conflit en ceci qu’il constitue un prototype des manœuvres provocatrices menées, en partie par les Etats-Unis mais aussi en partie par des autorités locales, ici géorgiennes, là ukrainiennes, contre la Russie.

Cette guerre était un événement certes prévisible, mais qui aurait pu être évité. En effet, les sécessions de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par rapport à la Géorgie ont eu lieu dès la fin de l’Union soviétique. Elles traduisaient la volonté de populations fondamentalement étrangères à la population Géorgienne de se rapprocher des populations similaires qui vivent sur le territoire de la fédération de Russie. De ce point de vue, ces sécessions témoignent de l’échec de ce qu’il faut bien appeler un ethno-nationalisme, c’est-à-dire un nationalisme qui se construit autour d’une représentation mythifiée d’une «pureté ethnique» de la Nation, et qui opprime, ouvertement ou insidieusement, des populations considérées dès lors comme «impures» mais qui faisaient auparavant partie de cette Nation.

Cet ethno-nationalisme se révèle, dès lors, être le fossoyeur de ces Nations issues de la désintégration de l’Union soviétique car il prétend substituer une «pureté ethnique» à un pacte politique. Cet ethno-nationalisme est aujourd’hui à l’œuvre en Ukraine et il est le principal responsable de la désintégration du pays. C’est en réaction à cet ethno-nationalisme qu’il faut comprendre tant la décision de la population de Crimée de rejoindre la Russie, que l’insurrection des populations russophones du Donbass.

En savoir plus : L'Ossétie du Sud commémore le 7ème anniversaire de l’attaque géorgienne

 

Le champ de mines du Caucase et la présence américaine

Le partage des nationalités en fonction de lignes administratives fixées du temps de l'URSS ne pouvait survivre à la fin de l'Union soviétique que si, dans chacun des pays successoraux de cette Union, une conception clairement politique de la Nation avait pu s'imposer. Mais, il faut ici ajouter que les forces qui travaillaient les régions du Caucase du Nord étaient, pour partie, antérieures à la désintégration de l’Union soviétique. En fait, dès les années 1970, les Abkhazes avaient cherché à être rattachés à ce qui n’était encore que la RSFSR. De même, les Ossètes du Sud cherchaient à se rapprocher des Ossètes du Nord, qui eux aussi étaient sur le territoire de la RSFSR. Cependant, c’est bien la guerre civile Géorgienne et l’émergence dans ce pays d’un puissant courant ethno-nationaliste, refusant de prendre en compte la diversité des populations, qui a radicalisé la situation. L’Ossétie du Sud comme l’Abkhazie se sont séparées de fait de la Géorgie à ce moment, ce qui a donné lieu à une situation tendue, avec une multiplication d’incidents militaires. La Russie a apporté un soutien modéré aux deux régions sécessionnistes dans la période où la Géorgie était dirigée par Edouard Chevardnadze. La situation va cependant évoluer à partir de 2002/2004 quand au renforcement de la Russie répond un raidissement de la position géorgienne.

La situation était devenue d’autant plus dangereuse que les Etats-Unis, engagés dans une politique de forte présence au Caucase dans une logique de confrontation avec la Russie, et ce dès la fin des années 1990, ont encouragé les autorités géorgiennes à ne pas chercher de compromis. Les administrations américaines Clinton et Bush ont délibérément encouragé des regroupements de pays tel le GUAM dans une logique d’affrontement avec la Russie. L’aide américaine à la Géorgie a pris une dimension d’aide militaire à partir de 2003 quand Washington a cherché systématiquement des alliés à son intervention en Irak. Les flux financiers issus de cette aide sont rapidement devenus importants et la Géorgie, qui est pourtant un pays fort peu peuplé, entretenait ainsi juste avant le conflit de l’été 2008 l’un des plus gros contingents non-américains en Irak. Cette aide militaire avait aussi pour fonction de crédibiliser la posture du président Mikheïl Saakashvili qui, dès son arrivée au pouvoir en 2004 n’avait pas fait mystère de sa volonté de récupérer, y compris par la force, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. La fragilité du système politique géorgien, et du président Saakashvili lui-même, ne pouvait qu’accentuer les risques. Reconnaissant la dangerosité de la situation, l’ONU avait entériné le principe d’une force de maintien de la paix, composée de soldats russes et géorgiens. L’OSCE maintenait une mission d’observation sur place. On peut ainsi parler pour cette guerre de la chronique d’un désastre annoncé.

 

Le piège de l’ethno-nationalisme, fossoyeur des Nations

Mais, il faut revenir sur le phénomène de l’ethno-nationalisme qui se trouve à l’origine de ces guerres civiles, que ce soit en Géorgie ou en Ukraine. Comment, alors, définir un groupe ethnique ? S’opposent ici les tenants entre une vision essentiellement subjective de l’ethnicité et les partisans d’une vision dite «objective». Il est cependant relativement facile de montrer que ce ne sont pas des faits «objectifs» qui amènent à la constitution d’une ethnie ou d’un peuple mais bien des principes politiques.

Ceci a été montré par le grand anthropologue Maurice Godelier, dans son étude sur les Baruya. Il insiste sur l’origine historique des clans et des ethnies. La définition ethnique n’est pas la solution à la constitution de la société :«L’ethnie constitue un cadre général d’organisation de la société, le domaine des principes, mais la mise en acte de ces principes se fait dans une forme sociale qu’on reproduit et qui vous reproduit, qui est la forme tribale». La distinction entre «tribu» et «ethnie» est essentielle si l’on veut comprendre comment se constituent les peuples. Avec la tribu, nous sommes de plain-pied dans des formes politiques d’organisation de la société.

Il faut cependant faire une distinction nécessaire entre l’imaginaire et le symbolique pour ce qui est de la constitution historique de ce corps social. Dans le domaine du symbolique, il apparaît l’importance de la part du corps dans la constitution de ce sujet social et plus récemment sur la distinction entre les choses que l’on vend, les choses que l’on donne et celles qu’il ne faut ni vendre ni donner mais transmettre. On retrouve ici l’importance des règles, qu’elles soient explicites ou implicites, et qu’elles soient ou non adossées à un tabou. Si les règles symboliques, du fait de l’importance qui leur est conférée, ont bien un effet objectif (nul ne peut s’abstraire sans conséquences des liens familiaux particuliers ni rompre un tabou) leur origine est purement sociale (établir une domination ou organiser des formes de coopération).

Le processus d’autonomisation par rapport aux conditions d’émergence et de production est bien de l’ordre du réel, et la situation créée par l’existence d’un mode symbolique en surplomb du monde réel constitue bien une contrainte pour la totalité des acteurs. Pourtant, cela n’empêche pas qu’historiquement, ce qui prime est le processus d’engendrement et de production de ces mêmes règles sociales. La vie en société est donc en réalité antérieure à la construction de l’ethnie.

L’ethnie est une construction sociale et non une réalité biologique, et il s’agit parfois d’un mythe discursif utilisé pour séparer une population d’une autre. De ce point de vue, l’ethno-nationalisme qu’il soit géorgien ou qu’il soit ukrainien aboutit à dresser des populations, qui pourtant habitent sur le même territoire, les unes contre les autres alors qu’un pacte politique, tel qu’il s’incarne dans une Constitution, permettrait de trouver des médiations assurant une vie commune. Et, ici, on mesure à quel point l’ethno-nationalisme s’avère la fin de la Nation.

 

Un défaite américaine ?

Cette guerre a été l’un des événements significatifs de l’évolution du rapport des forces à l’échelle mondiale qui caractérise l’émergence du véritable XXIème siècle politique après la période de transition des années 1992 à 2003. Cette crise a vu la Russie émerger comme un acteur central sur sa périphérie. En effet, l’agression géorgienne, symbolisée par le bombardement sauvage de la ville de Tskhinvali, bombardement qui fait écho aux bombardements que l’on connaît dans le Donbass, a provoqué l’intervention militaire de la Russie. La victoire militaire des forces russes contres les forces géorgiennes, si elle était pleinement prévisible, s’est déroulée de telle manière qu’elle a considérablement ébranlé l’architecture diplomatique et politique de la région. Plus que la Géorgie, ce sont les Etats-Unis qui émergent comme le perdant de cette crise en s’étant avérés incapables soit de la prévenir soit de protéger leur allié local.

Le fait que cette situation soit survenue dix années après la terrible crise financière qui avait frappé la Russie en août 1998, et simultanément avec une dégradation très sensible de la crise financière américaine, n’est pas seulement symbolique (la crise de Lehmann Brothers surviendra dès le début du mois de septembre 2008). Ceci traduit les effets des évolutions que l’on a connues entre 1998 et aujourd’hui, en Russie et dans le reste du monde.

Ainsi, à peine les médias commençaient-ils à reléguer au second plan la crise caucasienne (avec le voyage à Moscou du président Nicolas Sarkozy début septembre) que commençait à Wall Street la «Folle semaine» qui vit le gouvernement américain être dans l’obligation de mettre sous tutelle, voire de nationaliser, une partie de son système financier pour éviter un effondrement total.

Cette crise est donc symptomatique. Elle est issue des tendances aventuristes de la politique américaine dans les régions de l’ex-URSS et de leur impact sur les pays qui ont cherché à s’allier à Washington. En effet, cette guerre aurait pu et aurait dû être évitée, en particulier si la politique américaine dans la région avait fait preuve de plus de sens des responsabilités. Cette guerre s’inscrit aussi dans une succession de crises marquant les effets de la politique américaine en Europe, qui va de la reconnaissance unilatérale de l’indépendance du Kosovo à la décision de déployer un système de bouclier anti-missile en Pologne et République tchèque qui ne peut qu’être perçu comme une agression par la Russie.

Elle a été manipulée pour tenter de ressusciter le climat de la «Guerre Froide» et en ce sens a conduit à une guerre des propagandes dont les effets sont très négatifs. La pratique systématique par une partie des médias européens et américains, à l’initiative des gouvernements, du discours du «double standard» ou de la morale instrumentalisée, a contribué à affaiblir encore plus les principes du Droit international.

Cette crise a aussi posé le problème de l’attitude politique de l’Union européenne et même de sa simple capacité à avoir une position cohérente avec ses intérêts. De ce point de vue, on peut considérer qu’elle a anticipé sur les positions de l’UE par rapport à la crise ukrainienne. Elle soulève des interrogations importantes quant à la cohérence de la politique internationale française. La Guerre d’Ossétie du Sud apparaît bien comme un événement, en apparence limité, mais qui traduit et impulse des transformations importantes que ce soit dans les rapports de force ou dans les représentations des acteurs.

Source : russeurope.hypotheses.org

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