Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

Succès russes selon Jacques Sapir

Succès russes selon Jacques Sapir Source: Reuters
La rencontre entre le secrétaire d'Etat américain John Kerry et le président russe Vladimir Poutine
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L’économiste Jacques Sapir explique dans son billet d’où viennent les victoires russes aux niveaux diplomatique, économique, énergétique et géopolitique.

Il est intéressant de constater qu’aujourd’hui un nombre croissant de commentateurs évoque la «victoire de Poutine». En tous les cas, il est incontestable que la Russie accumule les succès. Et il semble bien que ceci soit un résultat, certes indirect, des manifestations du 9 mai mais aussi de la prise en considération de l’inefficacité totale des sanctions économiques et de l’efficacité aujourd’hui décroissante des sanctions financières décrétées contre la Russie.

Une victoire diplomatique ?

D’un point de vue diplomatique, la récente visite du Secrétaire d’Etat américain, John Kerry à Sotchi le 12 mai a signifié qu’Obama avait pris acte de l’échec de sa politique d’isolement de la Russie. Non seulement cette politique n’a ni freiné ni déstabilisé la politique Russe, mais elle a même renforcé les liens entre ce pays, la Chine et l’Inde. En Europe aussi, la présence de chefs d’Etat européens aux cérémonies du 9 mai a été importante. La présence à Moscou pour ces cérémonies du 70ème anniversaire de la victoire sur le nazisme, des présidents de la Bosnie, de la Macédoine mais aussi de la Serbie (dont les troupes ont défilé sur la Place Rouge) et de la République Tchèque ainsi que de la Slovaquie, montre que dans les Balkans, et pas seulement dans les Balkans, les amis de la Russie sont nombreux.

Il convient de noter, d’ailleurs, qu’en juillet que les pays de l’Union européenne devront revoter sur les « sanctions » vis-à-vis de la Russie. Une opposition de la Grèce et de Chypre, opposition qui pourrait être soutenue par la Hongrie et la Slovaquie, aboutirait en effet à la fin de ces sanctions qui doivent être votées à l’unanimité des membres de l’UE. Notons, enfin, que les gouvernements russes et chinois se sont payés le luxe de faire des manœuvres navales communes en Mer Noire et en Mer Egée dans les premiers jours de mai 2015. Histoire, visiblement, d’enfoncer le clou et de rappeler qu’il n’y a pas que les Etats-Unis et l’OTAN qui peuvent «montrer leurs muscles» dans la région.

La visite de John Kerry a porté à la fois sur l’Ukraine, où – pour la première fois – le Secrétaire d’Etat américain a reconnu la validité de l’accord de Minsk, et s’est engagé à le faire respecter par la partie ukrainienne, et sur l’Iran où Obama a désespérément besoin de la Russie pour aboutir à un accord. De manière significative, la question de la Crimée n'a pas été évoquée. Il n’est pas sans ironie que cette rencontre se soit déroulée à Sotchi, dans cette ville où s’étaient tenus les Jeux Olympiques d’hiver de 2014 qui avaient marqué le début du froid entre certains pays occidentaux et la Russie, mais surtout le début de la crise ukrainienne. Il est tout aussi significatif que le Président américain se soit trouvé en position de demandeur face à Vladimir Poutine. Ceci jette un éclairage pour le moins intéressant sur le soi-disant «isolement» dans lequel on prétend que la Russie serait.

Notons, enfin, que l’état désastreux de l’économie ukrainienne constitue aujourd’hui un véritable problème à la fois pour les Etats-Unis et pour l’Union européenne. Le soutien politique au gouvernement de M. Porochenko se traduira par un soutien économique, largement à fonds perdus. Dans les différentes chnacelleries on fait les comptes et, à l’évidence, l’addition se révèle trop salée pour de nombreux pays.

Une victoire économique

Cette victoire diplomatique, Vladimir Poutine la doit aussi à la résistance de l’économie russe aux «sanctions» et aux différentes manœuvres de déstabilisation. La décision annoncée le 14 mai par la Banque Centrale de Russie de reprendre de manière officielle ses achats de devises sur le marché des changes, confirme que la Russie a repris la main sur les questions financières et monétaires. Désormais, la question n’est plus de freiner la dépréciation du Rouble mais de freiner au contraire son appréciation et de stabiliser le taux de change autour de 50 roubles pour 1 USD. Après l’épisode spéculatif de décembre 2014, le rouble a commencé à s’apprécier de manière rapide dès le mois de février 2015 et à atteint, depuis quelques jours, le taux de 50 roubles pour 1 USD, ce qui semble être le niveau que la BCR entend préserver. Pour cela, elle a donc annoncée qu’elle achètera des devises (essentiellement du dollar) sur le marché des changes, ce qui est une manière d’avertir officiellement qu’elle entend défendre une parité autour de 50/1. Cette décision se comprend si l’on regarde l’évolution du taux de change réel du Rouble (soit le taux nominal déflaté de l’inflation). Ce taux était probablement surévalué de 10% à 15% en décembre 2013. C’est pourquoi, et ceci avant le début d’un tour dramatique de la crise ukrainienne, la BCR avait laissé glisser le taux de change. Ce dernier s’était alors stabilisé entre son ancien niveau (corrigé de l’inflation) et le niveau que l’on peut considérer comme optimal d’un point de vue économique (lui aussi corrigé de l’inflation). En choisissant un taux de référence de 50 roubles pour 1 dollar, la BCR se laisse donc une marge confortable en cas de poursuite de l’inflation.

Cette politique assure donc que les produits russes deviendront plus compétitifs sur le marché intérieur, mais aussi sur les marchés d’exportations. La production industrielle dépend en Russie des exportations (pour le secteur de l’aéronautique et des armements) mais la croissance se fait essentiellement sur le marché intérieur. Sur le marché intérieur le principal indicateur de la compétitivité des producteurs «russes» reste le niveau du taux de change. On comprend alors la très grande sensitivité de l’économie russe et de la production au taux de change. Cette sensitivité s’exprime à la fois sur des effets de volume de production (et en particulier à l’export, mais pas uniquement) mais aussi sur le taux de marges des entreprises russes ou «basées en Russie» (essentiellement sur le marché intérieur). On sait que la contraction de la croissance au premier trimestre de 2015 a été moins importante que ce qui avait été anticipé par le gouvernement russe lui-même. La Russie devrait donc retrouver le chemin de la croissance dès le troisième trimestre de 2015.

Par ailleurs, le fait que la Banque Centrale de Russie rachète des devises équivaut à injecter du rouble dans l’économie. Cette annonce officielle doit être interprétée comme un signal de politique monétaire. Cette dernière, si elle aura encore des aspects restrictifs par la politique des taux devrait être en réalité plus laxiste du point de vue de l’alimentation quantitative du marché. Cela signifie aussi que, en l’absence (que l’on peut espérer temporaire) de réformes structurelles importantes portant sur le système bancaire russe, les autorités de la Banque Centrale comptent sur les profits réalisés par les entreprises (et essentiellement les PME) pour relancer l’investissement. Et ceci est une autre raison qui a sans doute conduit à adopter un taux de change déprécié par rapport à ce que les besoins de l’industrie impliqueraient techniquement.

Succès russes selon Jacques Sapir © Banque Centrale de Russie et CEMI-EHESS
Evolution du taux de change du Rouble

Politique de l’énergie

Mais, cette victoire de la Russie peut aussi se vérifier sur un autre terrain, la question de la politique énergétique européenne et des gazoducs. Différents indicateurs montrent qu’aujourd’hui de «grandes manœuvres» dans le domaine de l’énergie ont lieu en Europe. Ces «grandes manœuvres» impliquent, naturellement, la Russie.

Deux importants projets sont morts à la fin de 2014. Le premier est celui, soutenu par la Russie, du gazoduc (et oléoduc) «South Stream» qui devait permettre de contourner l’Ukraine et d’approvisionner le sud de l’Europe et les Balkans. C’est peu dire que l’Union européenne était opposée à ce projet dont la crédibilité était d’autant plus importante que celle du projet fétiche de l’UE, le gazoduc «NABUCCO», n’était jamais parvenu à réellement décoller. L’Union européenne a multiplié les pressions sur la Roumanie et la Bulgarie. En réaction, la Russie a décidé d’annuler «South Stream». On peut donc considérer qu’il s’agit d’un échec russe. Mais, la réalité est différente. Dans son format d’origine, «South Stream» était un projet extrêmement coûteux, et qui n’aurait été rentable qu’à la condition de faire transiter des quantités énormes de gaz. Or, compte tenu des projets de développement de gazoducs en direction de la Chine, et des accords entre Gazprom, la compagnie gazière russe et le gouvernement chinois, il était devenu clair que la Russie n’aurait pas assez de gaz pour servir à la fois les européens et les chinois. Du moins, pas dans les quantités qui étaient prévues pour «South Stream». En fait, et la rapidité de la décision russe le prouve, les obstacles mis sur le chemin de «South Stream» ont été un merveilleux prétexte pour Vladimir Poutine pour annuler un projet qui devenait embarrassant.

Ce fut l’Union européenne qui se trouva alors bien dépourvue. Alors même qu’elle avait multiplié les obstacles et suscité de nombreuses procédures contre «South Stream», elle découvrait que sa disparition laissait un énorme vide pour l’approvisionnement en énergie du Sud de l’Europe. Et ceci d’autant plus qu’elle devait acter la fin d’un projet – certes un peu fumeux – dans lequel elle avait mis beaucoup d’espoirs : le développement massif des gaz (et des huiles) de schistes. On sait que l’exploitation des gaz et des huiles de schistes a été présentée comme une alternative à la fourniture du gaz (et du pétrole) par la Russie. Mais, différents facteurs ont fait sombrer ce rêve. Tout d’abord, les gisements semblent bien plus faibles, et bien plus profonds, que ce que l’on pensait à l’origine. Cela impliquerait que le coût d’extraction soit élevé, nettement plus qu’aux Etats-Unis. Ensuite, la baisse des prix du pétrole (et du gaz) rend l’exploitation des hydrocarbures de schistes non rentables et ceci même aux Etats-Unis. Il semble qu’en moyenne, il faut un prix de 80 dollars le baril de pétrole pour que l’exploitation soit rentable aux Etats-Unis, et probablement entre 95 et 105 dollars en Europe. Or, le prix du pétrole, même s’il s’est légèrement redressé (autour de 60 dollar le baril pour le WTI et vers les 67-68 dollar pour le BRENT), ne devrait pas excéder 70-75 dollars d’ici la fin de l’année.

Exit donc le rêve d’indépendance énergétique (que ce soit pour l’Europe ou les Etats-Unis), et retour à la case départ. On se retrouve dans une situation où, surprise, surprise, les russes ont sorti de leur chapeau un nouveau projet. Le projet ici serait de dériver d’un gazoduc déjà existant vers la Turquie (le «Blue Stream»), et avec un raccord sur le gazoduc TransAnatolien, un gazoduc qui traverserait le Bosphore et pourrait, selon les besoins, soit remonter par la Macédoine et la Serbie pour alimenter la Hongrie, la Slovaquie, l’Autriche et l’Italie, soit passer par le projet de gazoduc entre la Grèce et l’Italie (à travers le Canal d’Otrante) et alimenter directement l’Italie. Ce projet est bien moins coûteux que le défunt «South Stream», avec des volumes bien sur plus réduit, mais il pourrait être en service d’ici à deux ans.

Géopolitique «à la russe»

On découvre ainsi que les relations entre la Russie et la Turquie, sont finalement meilleurs qu’on ne le croyait. La Russie est prête à accroître son alimentation en gaz de la Turquie, et même à construire des centrales nucléaires sur son territoire. Quant à Erdogan, il n’est pas fâché de faire ce pied de nez à l’Union européenne qui le snobe et à montrer ses bonnes dispositions envers le nouveau gouvernement Grec.

La Grèce est, on le sait bien, en conflit avec les institutions européennes, et en particulier la Banque Centrale Européenne et l’Eurogroupe. Faute d’un accord, qui est bien mal engagé, la Grèce sera contrainte de faire défaut sur sa dette souveraine et vraisemblablement de sortir de la zone Euro. Or, ce nouveau gazoduc serait très avantageux à la fois par les royalties qu’il apporterait au budget grec, mais aussi par la disposition d’une énergie à bon marché, un facteur important si l’on se place dans la perspective d’une sortie de l’Euro et de la nécessité de reconstruire le potentiel industriel grec. Mais, par ailleurs, ce projet de gazoduc permet aux gouvernements grecs et russes de discuter d’une possible adhésion de la Grèce aux «BRICS». Une telle adhésion aurait des effets tant géopolitiques qu’économiques. Elle permettrait, entre autres, à la Grèce d’emprunter au fond de stabilisation monétaire que les BRICS ont mis sur pied en 2014. On découvre que là où l’on pouvait penser que la Russie avait subi un échec avec la mort de «South Stream», elle rebondit pour embarrasser à la fois économiquement et politiquement l’Union européenne.

L’importance de la Russie en Europe

Le projet de gazoducs présenté par la Russie se fera très probablement. Mais, alors qu’il aurait pu être une occasion de réunir des pays d’Europe, il va au contraire être le symbole d’une division. Il en est ainsi du fait de l’attitude de l’UE et des Etats-Unis..

Bruxelles peut se plaindre de ce que la politique russe vise à dégager des pays amis de la Russie en Europe. Mais, ceci est parfaitement normal. Le jeu de la division a été mis en place par l’Union européenne, même si – aujourd’hui – elle constate amèrement que face à elle la Russie a plus de divisions. Dans ce contexte, la politique de François Hollande semble avoir été particulièrement maladroite.

Sourcerusseurope.hypotheses.org

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